Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 493

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 508-509).
◄  Lettre 492
Lettre 494  ►

493. — Á M. DE CIDEVILLE.
Ce 3 août, à Cirey, par Vassy.

Lorsque la divine Émilie
À l’ombre des bois entendit
Cette élégante bergerie[1]
Où l’ignorant Daphnis languit
Près de son innocente amie,
Où le dieu d’amour s’applaudit
De leur naïve sympathie,
Où des Jeux la troupe choisie
Danse avec eux, et leur sourit ;
Où, sans art, sans coquetterie.
Le sentiment règne, et bannit
Ce qu’on nomme galanterie ;
Où ce qu’on pense et ce qu’on dit
Est tendre sans afféterie :
Alors votre belle Émilie
Soupira tendrement, et dit :
« Si ces innocents, que conduit
La nature simple et sauvage.
Ont tant de tendresse en partage.
Que feront donc les gens d’esprit ? »

Vous voyez, mon cher Cideville, que la sublime Émilie a entendu et approuvé votre aimable ouvrage, et qu’elle juge que celui qui a mis tant de tendresse dans la bouche de ces amants ignorants doit avoir le cœur bien savant.

Nous sommes, M. Linant et moi, dans son château. Il ne tient qu’à elle d’enseigner le latin au précepteur, qui restituera au fils ce qu’il aura reçu de la mère. Nous apprendrons tous deux d’elle à penser. Il faut que nous mettions à profit un temps heureux. Je me flatte que Linant fera, sous ses yeux, quelque bonne tragédie, à moins qu’elle n’en veuille faire un géomètre et un métaphysicien. Il faudrait être universel pour être digne d’elle. Pour moi, je ne suis actuellement que son maçon.

Ma main peu juste, mais légère,
Tenait autrefois, tour à tour,
Ou le flageolet de l’Amour,
Ou la trompette de la guerre.

Aujourd’hui, disciple nouveau
De Mansart et de Laguépierre,
Je tiens une toise, une équerre,
Je mets une cour au niveau ;
J’arrondis la forme grossière
D’un pilastre ou d’un chapiteau,
Et je sais façonner la pierre
Sous le dur tranchant du ciseau.
Dans la fable on nous fait entendre
Que du haut des cieux Apollon
Vint bâtir les murs d’Ilion,
Sur les rivages du Scamandre.
Mon sort est plus beau mille fois,
Plus heureux, plus digne d’envie ;
Il était le maçon des rois,
Et je suis celui d’Émilie.
Apollon, banni par les dieux,
Regretta la voûte azurée :
Que regretterai-je en ces lieux ?
C’est moi qui suis dans l’empyrée.

Je vous plains, mon cher ami, de n’être pas ici. Que vous êtes malheureux de juger des procès ! Que ne quittez-vous tout cela pour venir faire votre cour à Émilie !

Adieu, mon cher ami ; je vais faire poser des planches, et entendre ensuite des choses charmantes, et profiter plus dans sa conversation que je ne ferais dans tous les livres. Le Siècle de Louis XIV est entamé. Je ne sais comment nommer cet ouvrage : ce n’est point une histoire, c’est la peinture d’un siècle admirable. Vale, ama, et scribe.

  1. L’opéra de Daphnis et Chloé, que Cideville a laissé imparfait. (Cl.)