Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 497

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 512-514).
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497. — Á M. L’ABBÉ D’OLIVET.
À Cirey, par Vassy en Champagne, le 24 août.

Mon cher abbé, savez-vous que je me reproche bien d’avoir passé une partie de ma vie sans profiter de votre aimable commerce ? Vous êtes l’homme du monde que je devrais voir le plus, et que j’ai le moins vu. Je vous réponds bien que, si jamais je quitte la retraite heureuse où je suis, ce sera pour faire un meilleur usage de mon temps. J’aime la saine antiquité, je dévore ce que les modernes ont de bon, je mets au-dessus de tout les douceurs de la société. On trouve tout cela avec vous. Laissez-moi donc goûter quelque partie de tant d’agréments dans vos lettres, en attendant que je vous voie. Ce que vous appelez mon Arioste est une folie qui n’est pas si longue que la sienne ; non ho pigliato tante coglionerie. Je serais honteux d’avoir employé trente chants à ces fadaises et à ces débauches d’imagination. Je n’ai que dix chants de ma Pucelle Jeanne. Ainsi je suis au moins des deux tiers plus sage que l’Arioste. Ces amusements sont les intermèdes de mes occupations. Je trouve qu’on a du temps pour tout quand on veut l’employer. Mon occupation principale est à présent ce beau Siècle de Louis XIV. Les batailles données, les révolutions des empires, sont les moindres parties de ce dessin ; des escadrons et des bataillons battants ou battus, des villes prises et reprises, sont l’histoire de tous les temps ; le siècle de Louis XIV, en fait de guerre et de politique, n’a aucun avantage par-dessus les autres. Il est même bien moins intéressant que le temps de la Ligue et celui de Charles-Quint. Otez les arts et les progrès de l’esprit à ce siècle, vous n’y trouverez plus rien de remarquable, et qui doive arrêter les regards de la postérité. Si donc, mon cher abbé, vous savez quelque source où je doive puiser quelques anecdotes touchant nos arts et nos artistes, de quelque genre que ce puisse être, indiquez-les-moi. Tout peut trouver sa place ; j’ai déjà des matériaux pour ce grand édifice. Les Mémoires du Père Nicéron et du Père Desmolets sont mes moindres recueils. J’ai du plaisir même à préparer les instruments dont je dois me servir. La manière dont je recueille mes matériaux est un amusement agréable : il n’y a point de livres où je ne trouve des traits dont je peux faire usage. Vous savez qu’un peintre voit les objets d’une manière différente des autres hommes ; il remarque des effets de lumière et des ombres qui échappent aux yeux non exercés. Voilà comme je suis ; je me suis établi le peintre du siècle de Louis XIV, et tout ce qui se présente à moi est regardé dans cette vue ; je ressemble à La Flèche[1], qui faisait son profit de tout.

Savez-vous que j’ai fait jouer, depuis peu, au collège d’Harcourt, une certaine Mort de César, tragédie de ma façon, où il n’y a point de femmes ? Mais il y a quelques vers tels qu’on en faisait il y a soixante ans. J’ai grande envie que vous voyiez cet ouvrage. Il y a de la férocité romaine. Nos jeunes femmes trouveraient cela horrible ; on ne reconnaîtrait pas l’auteur de la tendre Zaïre. Mais

Ridetur chorda qui semper oberrat eadem.

(Hor., de Arte poet., v. 356.)

Vale, scribe, ama.

  1. Voyez la note de la lettre 488.