Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 502

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 517-520).
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502. — AU P. TOURNEMINE.
jésuite
1735.

Mon très-cher et révérend Père, j’ai toujours aimé la vérité, et je l’ai cherchée de bonne foi. C’est ce témoignage que je me rends à moi-même qui m’enhardira toujours à ne me pas croire indigne de votre commerce et de votre amitié.

J’attends de la bonté de votre cœur, et de l’amour que vous avez en connaissance de cause pour les vérités que je cherche, que vous voudrez bien répondre à ma lettre par quelques instructions, et communiquer mes doutes à vos amis.

Je sais que vous êtes un peu paresseux d’écrire ; mais vous ne l’êtes ni de penser, ni de rendre service. Daignez donc dicter une réponse. J’en ai trop besoin pour que vous la refusiez. Je ne me plaindrai point ici des injustices que j’ai essuyées, et des cris du parti janséniste. On s’est cru obligé de me sacrifier pour quelque temps. Il n’est pas étonnant que des gens qui font Dieu si cruel le soient eux-mêmes. Il ne s’agit ici que de quelques propositions sur lesquelles je vous conjure de m’éclairer, et de me faire savoir le sentiment de ceux de vos Pères qui s’adonnent à la philosophie,

1° Je voudrais savoir si vos philosophes qui ont lu attentivement Newton peuvent nier qu’il y ait dans la matière un principe de gravitation qui agit en raison directe des masses, et en raison renversée du carré des distances ; il ne s’agit pas de savoir ce que c’est que cette gravitation : je crois qu’il est impossible de connaître jamais aucun premier principe. Mais Dieu a permis que nous puissions calculer, mesurer, comparer avec certitude. Or il me paraît qu’on peut être aussi certain que la matière gravite selon les lois des forces centripètes qu’il est certain que les trois angles d’un triangle quelconque sont égaux à deux droits,

2° On a regardé comme impie cette proposition : Nous ne pouvons pas assurer qu’il soit impossible à Dieu de communiquer la pensée à la matiere[1]. Je trouve cette proposition religieuse, et la contraire me semble déroger à la toute-puissance du Créateur. Ceux qui me condamnent me reprochent de croire l’âme mortelle. Mais quand même j’aurais dit l’âme est matière, cela serait bien éloigné de dire l’âme périt : car la matière elle-même ne périt point. Son étendue, son impénétrabilité, sa nécessité d’être configurée et d’être dans l’espace, tout cela et mille autres choses lui demeurent après notre mort. Pourquoi ce que vous appelez âme ne demeurerait-il pas ? Il est certain que je ne connais ce que j’appelle matière que par quelqu’une de ses propriétés. Je connais même ces propriétés très-imparfaitement. Comment puis-je donc assurer que Dieu tout-puissant n’a pu lui donner la pensée ? Dieu ne peut pas faire ce qui implique contradiction ; mais il faut, je crois, être bien hardi pour dire que la matière pensante implique contradiction.

Je suis bien loin de croire que je puisse affirmer que la pensée est matière. Je suis bien loin aussi de pouvoir affirmer que j’aie la moindre idée de ce qu’on appelle esprit.

Je dis simplement qu’il me paraît aussi possible que Dieu fasse penser la substance étendue qu’il me paraît possible que Dieu joigne un être étendu à un être immatériel.

Dans le doute, ce qui me fait pencher vers la matière, le voici :

Je suis convaincu que les animaux ont les mêmes sentiments et les mêmes passions que moi ; qu’ils ont de la mémoire ; qu’ils combinent quelques idées. Les cartésiens les appelleront machines qui ont des passions, qui gardent vingt ans le souvenir d’une action, et qui ont les mêmes organes que nous. Comment les cartésiens répondront-ils à cet argument-ci ?

Dieu ne fait rien en vain ; il a donné aux bêtes les mêmes organes de sentiments qu’à moi : donc si les bêtes n’ont point de sentiment, Dieu a fait ces organes en vain.

Les cartésiens ne peuvent éluder la force de ce raisonnement qu’en disant que Dieu n’a pu faire autrement les organes de la vie des bêtes qu’en les faisant conformes aux nôtres. Ils me répondront que Dieu m’a donné une âme pour flairer par mon nez et pour ouïr par mes oreilles, et que le chien a un nez et des oreilles seulement parce que cela était nécessaire à sa vie.

Or cette réponse est bien méprisable : car il y a des animaux qui n’ont point d’oreilles ; d’autres n’ont point de nez ; d’autres sont sans langue, d’autres sans yeux : donc ces organes ne sont point nécessaires à la vie ; donc ce sont des organes de sentiments : donc les bêtes sentent comme nous.

Maintenant, pourra-t-on assurer qu’il soit impossible à Dieu d’avoir donné le sentiment à ces substances nommées bêtes ? Non, sans doute : donc il n’est pas impossible à Dieu d’en avoir autant fait pour nous. Or il est vraisemblable qu’il en a agi ainsi pour les bêtes : donc il n’est pas hors de vraisemblance qu’il en ait agi ainsi pour nous.

Je viens aux pensées de M. Pascal. Je remarquerai d’abord que je n’ai jamais trouvé personne en ma vie qui n’ait admiré ce livre, et que depuis trois mois plusieurs personnes prétendent qu’elles ont toujours pensé que ce livre était plein de faussetés.

Mais venons au fait. Ma grande dispute avec Pascal roule précisément sur le fondement de son livre.

Il prétend que pour qu’une religion soit vraie, il faut qu’elle connaisse à fond la nature humaines[2] et qu’elle rende raison de tout ce qui se passe dans notre cœur.

Je prétends que ce n’est point ainsi qu’on doit examiner une religion, et que c’est la traiter comme un système de philosophie ; je prétends qu’il faut uniquement voir si cette religion est révélée ou non, et qu’ainsi il ne faut pas dire : Les hommes sont légers, inconstants, pleins de désirs et d’impuissance ; les femmes accouchent avec douleur, et le blé ne vient que quand on a labouré la terre : donc la religion chrétienne doit être vraie. Car toute religion a tenu et peut tenir le même langage.

Mais il faut au contraire dire si la religion chrétienne a été révélée : alors nous verrons la vraie raison pourquoi les hommes sont faibles, méchants ; pourquoi il faut semer, etc.

Mon idée est donc que le péché originel ne peut être prouvé par la raison, et que c’est un point de foi. Voilà pourtant ce qui a soulevé contre moi tous les jansénistes.

  1. Voyez tome XXII, page 124.
  2. Voyez tome XXII, pages 28-29.