Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 527

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 554-556).
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527. — Á M. THIERIOT.
À Cirey, le 30 novembre.

Vos fenêtres donnent donc à présent sur le Palais-Royal ; j’aimerais mieux qu’elles donnassent sur la prairie et sur la petite rivière[1] que je vois de mon lit ; mais on ne peut pas tout avoir à la fois, et il faut bien que M. de La Popelinière soit récompensé de son mérite, en ayant auprès de lui un homme aussi aimable que vous. Vous êtes le lien de la société ; le nom de compère vous sied à merveille, en ce sens-là, comme on appelait certain philosophe la sage-femme des pensées d’autrui.

Je suis enchanté de la bonne fortune que vous avez, depuis six mois, avec Locke. Vous me charmez de lire ce grand homme, qui est, dans la métaphysique, ce que Newton est dans la connaissance de la nature. Quel est donc ce curé[2] de village dont vous me parlez ? Il faut le faire évêque du diocèse de Saint-Vrain[3]. Comment ! un curé, et un Français, aussi philosophe que Locke ? Ne pouvez-vous point m’envoyer le manuscrit ? Il n’y aurait qu’à l’envoyer, avec les lettres de Pope, dans un petit paquet, à Demoulin ; je vous le rendrais très-fidèlement.

Si j’avais auprès de moi un domestique qui sût écrire, je ferais copier quelques chapitres d’une Métaphysique[4] que j’ai composée, pour me rendre compte de mes idées : cela vous divertirait peut-être de voir quelle espèce de philosophe c’est que l’auteur de la Henriade et de Jeanne la Pucelle. Vous auriez bien aussi quelques chants de Jeanne, car je sais que vous êtes discret et fidèle.

Le corsaire Desfontaines a bien les vices que vous n’avez pas. Vous connaissez cette guenille, que j’avais écrite[5] au comte Algarotti ; l’abbé Desfontaines me demande la permission de l’imprimer ; je lui fais réponse, au nom de M. et Mme du Châtelet, qu’ils regarderont cette impression comme une offense personnelle ; je le prie et je lui recommande de se bien donner de garde de publier cette bagatelle ; je lui fais sentir que ce qui est bon entre amis devient très-dangereux entre les mains du public : à peine a-t-il reçu ma lettre, qu’il imprime. Ce qui m’étonne, c’est que son examinateur sache assez peu le monde pour souffrir que le nom de Mme du Châtelet soit livré indignement à la malignité du pamphletier. Si M. et Mme du Châtelet se plaignent à monsieur le garde des sceaux[6] comme ils devraient faire, je suis persuadé que l’abbé Desfontaines se repentirait de son imprudence.

On m’a envoyé une nouvelle édition de Jules César. J’ai reconnu qu’elle était nouvelle à des différences considérables qui s’y trouvent. Il est donc absolument nécessaire de donner ce petit ouvrage tel qu’il est, puisqu’on l’a comme il n’est pas. L’abbé de Lamare se chargera de l’édition, et le peu de profit qu’on en pourra tirer sera pour lui. C’est une libéralité que vous lui ferez volontiers, surtout à présent que vous êtes grand seigneur.

Si vous connaissiez quelque domestique qui sût bien écrire, envoyez-le-moi au plus vite : vous y gagnerez mille chiffons par an, vers, prose ; vous me tiendrez lieu du public. Adieu, mon ami,

P. S. Qu’est-ce qu’une estampe[7] de moi, qui se vend chez Odieuvre, près de la Samaritaine, cela veut dire, je crois, sur le Pont-Neuf ? Il est juste que je sois avec mon héros. Voyez si cette estampe ressemble.

  1. La Blaise.
  2. Meslier ; voyez l’Extrait des Sentiments de ce curé, tome XXIV, page 293.
  3. Saint-Vrain (et non Saint-Urain) est une commune des environs d’Arpajon. (Cl.)
  4. Voyez le Traité de Métaphysique, tome XXII, page 189.
  5. C’est (voyez tome X, page 296) l’épitre en vers datée du 15 octobre 1735, et que, malgré la déclaration de Voltaire, Desfontaines imprima dans la trente-sixième de ses lettres, datée du 19 novembre 1735.
  6. Chauvelin.
  7. Michel Odieuvre, d’abord tailleur, et ensuite peintre et marchand de gravures, publiait alors une collection de portraits d′hommes célèbres. (Cl.)