Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 530

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 559-568).
◄  Lettre 529
Lettre 531  ►

530. — AU P. TOURNEMINE[1].
1735.

L’estime et la respectueuse amitié que j’ai eues pour vous, depuis mon enfance, m’avaient inspiré de m’adresser à vous pour avoir la solution de quelques-uns de mes doutes. Non-seulement vous m’avez répondu avec autant d’esprit que de bonté, mais vous avez rendu votre réponse publique, et vous l’avez même fortifiée de raisons et d’instructions nouvelles. L’obligation que je vous ai est devenue celle de tous les hommes qui cultivent leur raison. C’est pour leur satisfaction, autant que pour la mienne, que je prends la liberté de vous demander encore de nouveaux éclaircissements, avec la confiance d’un disciple qui s’adresse à son maître.

Il s’agit de savoir si M. Locke, en examinant les bornes de l’entendement humain (sans aucun rapport à la foi), a eu raison de dire qu’il est possible à Dieu de donner la pensée à la matière. La question n’est pas de savoir si la matière pense par elle-même : ce sentiment est rejeté par M. Locke comme absurde. Il ne s’agit pas non plus de savoir si notre âme est spirituelle ou non ; le point de la question est uniquement de voir si nous avons assez de connaissance de la matière et de la pensée pour oser affirmer cette proposition : Dieu en peut communiquer la pensée à l’être que nous appelons matière. Vous tenez avec beaucoup de philosophes que cela est impossible à Dieu.

Voici le premier argument que vous apportez.

Pour juger d’un objet, il faut l’apercevoir tout entier indivisiblement ; et vous en concluez que l’âme est nécessairement un être simple, et que par conséquent elle ne peut être matière.

Cet argument, que vous appelez démonstration, laisse encore quelques doutes dans mon esprit, soit que je ne l’aie pas assez compris, soit que j’aie encore quelque préjugé qui m’empêche d’en apercevoir toute l’évidence.

Je me demande d′abord à moi-même pourquoi je reçois sans hésiter une démonstration géométrique ; celle-ci, par exemple, que trois angles, dans tout triangle, sont égaux à deux droits ; c’est que la conclusion est renfermée nécessairement dans une proposition évidente ; il m’est évident que les grandeurs qui se mesurent par une quantité égale sont égales entre elles ; or il m’est évident que deux angles droits valent 180 degrés, trois angles d’un triangle sont démontrés en valoir autant : donc il m’est évident qu’ils sont égaux en ce sens.

Mais après avoir fait tous mes efforts pour sentir l’évidence de cet axiome : pour apercevoir un objet, il faut le voir indivisiblement ; non-seulement je n’en découvre pas la vérité ; mais je n’en démêle pas même le sens.

Entendez-vous que plusieurs parties ne peuvent frapper une seule partie ? Mais cependant des lignes innombrables d’une circonférence aboutissent toutes à un point qui est le centre.

Entendez-vous que pour apercevoir un objet il faut le voir tout entier ? Mais il n’y a aucun objet que nous puissions voir de cette façon ; nous ne voyons jamais qu’une surface des choses.

Pour moi, j’avoue que si on me demande comment il faut faire pour apercevoir un objet, je réponds que je n’en sais rien du tout : c’est le secret du Créateur ; je ne sais ni comment je pense, ni comment je vis, ni comment je sens, ni comment j’existe.

Et cette proposition : pour apercevoir un objet, il faut le voir indivisiblement, fait un sens si peu clair à mon esprit que, si on me disait au contraire, pour apercevoir un objet, il faut le voir divisiblement et par parties, cela me paraîtrait beaucoup plus compréhensible.

Je sens au moins qu’on me donnerait une idée très-claire de la chose que vous voulez prouver si on me disait : Une perception ne peut être divisible ; on ne peut mesurer une pensée, elle n’est ni carrée, ni longue ; or la matière est divisible, mesurable, et figurée : donc une perception ne peut être matière. Ou bien : Ce qui est composé retient nécessairement l’essence de la chose dont il est composé ; or si cette pensée était composée de matière, elle retiendrait l’essence de la matière, elle serait étendue ; mais une pensée n’est point étendue : donc il implique contradiction qu’une pensée soit matière ; or Dieu ne peut faire ce qui implique contradiction : donc Dieu ne peut composer la pensée de matière. Voilà un argument qui serait clair et évident, et qui me paraîtrait avoir la force de la démonstration.

Mais cet argument, qui démontre que la pensée ne peut être le composé d’un corps, serait absolument étranger à la question présente. Car je ne dis ni que l’esprit soit matière, ni que la pensée soit un composé de matière, mais seulement qu’il n’est pas impossible à Dieu de joindre la pensée à cet être aussi inconnu que la pensée, lequel nous appelons matière.

Dieu ne peut faire les contradictoires ; cela est vrai, parce que ce n’est pas un pouvoir de faire ce qui est absurde ; c’est, au contraire, une négation de pouvoir : il reste donc à examiner où est la contradiction que la matière puisse recevoir de Dieu la pensée.

Pour savoir de quoi une chose est ou n’est pas capable, il faut la connaître entièrement. Or nous ne connaissons rien de la matière ; nous savons bien que nous avons certaines sensations, certaines idées ; par exemple, dans un morceau d’or nous apercevons de l’étendue, de la dureté, de la pesanteur, une couleur jaune, de la ductilité, etc. ; mais cette substance, ce sujet, cet être à quoi tout cela est attaché, nous ne savons pas plus ce que c’est que nous ne savons comment sont faits les habitants de Saturne.

Si Dieu a voulu que certains corps organisés pensent, ce n’est ni comme étendus ni comme divisibles qu’ils pensent. Ils auront la pensée indépendamment de tout cela, parce que Dieu la leur aura donnée.

Je ne conçois pas comment la matière pense ; je ne conçois pas non plus comment un esprit pense. N’est-il pas vrai que Dieu peut créer un être doué de mille qualités inconnues à moi, sans lui communiquer ni la pensée ni l’étendue ? Ne peut-il pas ensuite donner la faculté de penser à cet être ? Et, après lui avoir donné cette faculté, ne peut-il pas lui communiquer l’étendue ? Or, si Dieu peut communiquer à une substance l’étendue après la pensée, pourquoi ne peut-il pas lui donner la pensée après l’étendue ?

Mais, dit-on l′âme est immortelle. Cela est vrai ; la foi nous le dit, et personne n’en doute chez les chrétiens. Mais ce dogme empêche-t-il que Dieu ne puisse joindre la pensée et l’étendue dans un même sujet ? Au contraire, si une certaine étendue existe avec la faculté de penser, il est sûr que cette étendue ne périt point ; elle ne fait que changer de qualité et de place, et il est aussi facile à Dieu de lui conserver la pensée qu’il lui a été facile de la lui donner : car la pensée étant l’action de Dieu sur la matière, rien n’empêche Dieu d’agir toujours.

On pourra me faire encore cette objection : Quelle est la partie à qui Dieu aura donné la pensée ? Cette partie n’est-elle pas divisible pendant toute l’éternité ? N’est-il pas à croire qu’elle perdra toujours quelque chose d’elle-même ? Or, à quelle petite particule de cette petite partie restera le don de penser ? Si vous dites que c’est à la partie droite, je la divise et la retranche de son tout ; alors il arrivera nécessairement une de ces trois choses : ou il y aura deux êtres pensants au lieu d’un ; ou bien ni l’un ni l’autre ne sera pensant ; ou cet être, ayant perdu la moitié de soi-même, aura perdu la moitié de sa pensée ; ou Dieu donnera à la petite particule restante ce don de penser qu’avait auparavant toute la partie. Les trois cas sont absurdes : donc il est impossible que la pensée puisse subsister toujours avec la même matière. Je n’ai vu cet argument nulle part ; je me le fais à moi-même, et il me paraît assez pressant. Il sert à me faire voir la faiblesse de mes compréhensions, mais il ne me prouve point que Dieu ne puisse conserver à une petite partie de mon corps, pendant toute l’éternité, ce qu’il aura donné dans le temps de ma vie.

Il est sûr que si la matière, par le mouvement continuel où elle est, va toujours se divisant à l’infini, il est impossible d’imaginer comment une partie qui se divisera toujours, conservera toujours la pensée. Mais, premièrement, cette partie, à qui Dieu l’aura donnée, peut fort bien en elle-même demeurer un individu, comme notre corps en est un ; et en cela je n’apercevrais point de contradiction.

En second lieu, la matière n’est pas divisible à l’infini physiquement. Il est nécessaire qu’il y ait des parties parfaitement solides ; s’il n’y en avait pas, il n’y aurait point de matière. Car les pores des corps augmentent à mesure que les parties solides des corps diminuent ; ainsi les pores croissant à l’infini, et les parties solides diminuant à l’infini, le solide deviendrait zéro, et les pores infinis, etc. Donc il est nécessaire qu’il y ait des parties parfaitement solides ; donc il est aisé de concevoir qu’une de ces parties solides soit impérissable, et que Dieu lui communique à jamais la pensée et le sentiment.

Si tout était matière, dites-vous, d’où l’âme matérielle aurait-elle tiré l’idée d’un être immatériel ?

1° Dieu, qui nous donne nos idées, pourrait fort bien nous donner celle d’un être immatériel, d’un être essentiellement différent de nous, puisque, quand même nous serions purs esprits, nous ne laisserions pas d’avoir une idée de Dieu, qui cependant est quelque chose d’essentiellement différent de tout pur esprit créé.

2° Je réponds que nous recevons l’idée d’un être immatériel, comme l’idée de l′infini qui nous vient sans que nous soyons infinis pour cela.

Je passe ce que vous dites d’une poupée et d’un enfant, persuadé que vous ne voulez point parler sérieusement.

Vous prétendez que quand on dit je et moi et unité, cela prouve que nous connaissons ce que c’est que l’esprit.

Je et moi signifie-t-il autre chose que ma personne ? Et une unité n’est-elle pas aussi bien une unité de matière qu’une autre substance ?

Vous me dites que les esprits forts répondent à cela qu’ils n’ont aucune idée ni d’esprit, ni de matière, ni de vertu, ni de vice : il ne s’agit assurément ici ni de vertu ni de vice ; et M. Locke, le plus sage et le plus vertueux de tous les hommes, était bien loin d’avancer une impiété aussi absurde et aussi horrible. Pour vous prouver, non pas que notre pensée est une action de Dieu sur la matière, mais qu’elle peut être une action de Dieu sur la matière, et, ce qu’il faut toujours répéter, qu’il n’est pas impossible à l’Être infiniment puissant de faire penser un corps, je vous avais apporté l’exemple des bêtes ; vous me répondez : La bête sera ce qu’il vous plaira. Je vous supplie d’examiner la chose avec un peu d’attention, il ne paraît qu’elle en vaut la peine.

Toute question n’est pas susceptible de démonstration, mais il faut examiner ce qui est le plus probable ; non pas pour le croire fermement, mais pour croire au moins qu’il est probable.

Or il est de la plus grande probabilité que les bêtes ont des sentiments, des idées, de la mémoire, etc. Je n’entrerai pas ici dans les preuves d’expérience dont on ferait des volumes, mais je dirai en philosophe : Les bêtes ont les mêmes organes de sentiment que nous ; la nature ne fait rien en vain : donc Dieu ne leur a point donné des organes de sentiment pour qu’elles n’aient point de sentiment ; donc elles en ont comme nous.

Si on me dit à cela que les ressorts que je prends pour organes de leurs cinq sens sont seulement en eux les organes de la vie, je réponds que les animaux peuvent avoir la vie sans leurs cinq sens, puisqu’il y en a qui n’ont que trois ou deux sens, et qui vivent : donc les organes des sens leur sont donnés pour autre chose que pour la vie ; donc ils ont du sentiment : donc ils ont cela de commun avec nous. Or, ou Dieu a ajouté le sentiment à ces portions de matière, ou il leur a donné une âme spirituelle et immortelle. On est donc réduit à dire, ou qu’une puce a une âme immortelle, ou que Dieu a donné à la matière le don de sentir : or s’il a pu accorder à certains corps la sensation, pourquoi lui sera-t-il impossible d’accorder la pensée à d’autres ?

Pour prouver encore qu’on ne peut dire qu’il soit impossible à Dieu de donner, par son action, la pensée au corps, et pour faire voir combien il est faux de dire : Ce qui n’est pas divisible ne peut appartenir à la matière, je vous avais apporté l’exemple du mouvement.

Le mouvement n’est pas divisible ; la vie, la végétation, l’électricité, ne sont pas divisibles ; cependant l’électricité, la vie, la végétation, le mouvement, appartiennent à la matière : donc la matière a des propriétés, et peut-être sans nombre, qui ne sont pas divisibles. Il peut y avoir du plus ou du moins dans ces propriétés, il y en a aussi dans la propriété de la pensée. Un corps est plus ou moins en mouvement, une pensée est plus ou moins vive, plus ou moins forte, plus ou moins claire.

Je vous avais surtout apporté l’exemple de la gravitation, qui est un principe qui agit à des distances immenses, qui semble n’avoir rien de corporel, et qui cependant est le grand ressort de la nature. Je vous avais demandé ce que vous en pensiez, et si vous le connaissiez ; et là-dessus voici comme vous me faites l’honneur de me répondre : « Oui, monsieur, les corps pèsent ; les calculs du célèbre Newton ne m’en convainquent pas plus que les sens. Un corps pèse sur l’autre, c’est-à-dire qu’un corps pousse l’autre. »

Je soupçonne qu’il y a là quelque faute du libraire, car il n’est pas vraisemblable que ce soit là le sentiment d’un homme aussi savant que vous. Vous n’ignorez pas sans doute ce que c’est que cette propriété de la nature appelée gravitation, ou attraction, on force centripète ; et si je vous le demandais, vous me répondriez, avec Newton et avec tous ceux qui ont étudié les vérités découvertes par ce grand homme : La gravitation, l’attraction est la propriété par laquelle tous les corps tendent à s’approcher les uns des autres, sans aucun besoin d’une impulsion étrangère et de matière intermédiaire ; et cela en raison directe de la quantité de leur masse, et en raison double inverse des distances. Cette propriété de la matière, inconnue jusqu’à nous, a été découverte et prouvée, je dis prouvée par ce grand philosophe, et ses preuves sont toutes fondées sur les lois de Kepler que les planètes observent dans leurs révolutions, sur les inégalités des mouvements dans les globes célestes, qui toutes confirment cette admirable loi des forces centripètes.

Ainsi il ne s’agit pas ici de l’impulsion des corps, et de la communication du mouvement, quoique l’impulsion des corps et la communication du mouvement soient encore une propriété de la matière, qui n’a rien de commun avec la divisibilité.

Il s’agit de ce pouvoir réel de gravitation, d’attraction, de forces centripètes, qui dirigent les planètes autour du soleil, et la lune autour de la terre, selon des lois mathématiques qui excluent nécessairement tout ce prétendu fluide, et cette chimère de tourbillons qu’on avait supposés si gratuitement.

Ce pouvoir démontré est précisément tout le contraire de ce que vous dites. Un corps, dites-vous, pèse, c’est-à-dire il pousse et ne pousse qu’autant qu’il est poussé. Non, mon père, le Soleil n’est point poussé, et Saturne n’est point poussé.

Mais le Soleil et Saturne s’attirent, gravitent, pèsent l’un sur l’autre, selon la quantité directe de leur masse, et selon la raison inverse du carré de leur éloignement ; et il n’y a point entre eux ni autour d’eux de fluide qui puisse ni leur faire une résistance sensible, ni diriger leur mouvement. Il y a donc certainement un principe de gravitation, d’attraction, que nous ne connaissons pas, qui agit d’une manière surprenante, et qui n’a aucun rapport aux autres propriétés de la matière. Ce principe, vous avais-je dit, est interne, inhérent dans les corps ; et là-dessus vous me répondez que jamais Newton n’a admis ce principe inhérent et interne dans les corps, et que s’il l’avait admis on se serait moqué de lui. Si vous entendez par principes ou propriétés inhérentes une propriété essentielle, il est très-vrai que Newton ne dit pas que le principe des forces centripètes soit essentiel à la matière ainsi que l’étendue. Peu importe qu’il se soit servi des termes inhérent et interne dont je me sers. Tout ce qu’on entend par ce mot inhérent, c’est que toute matière a reçu de Dieu ce principe qui est en elle : que toute particule de matière a la propriété, tant qu’elle est matière, de graviter l’une vers l’autre, comme l’or a la propriété inhérente de peser plus que l’argent, comme l’eau a la propriété inhérente d’être fluide à un certain degré de température. Je ne vois pas comment, en disant cela. Newton se serait exposé à la dérision des philosophes, comme vous le dites.

Vous m’apprenez ensuite que M. Newton a poussé plus loin qu’aucun philosophe l’observation des mouvements qui approchent les corps, ou qui les éloignent les uns des autres. Il semble par ces paroles que Newton n’aurait fait autre chose que de pousser plus loin qu’un autre ces recherches triviales sur les lois du mouvement ; comme, par exemple, que la quantité de mouvement est le produit de la masse par la vitesse, etc. Ce n’est point du tout cela, encore une fois, dont il s’agit : c’est du pouvoir des forces centripètes, qui font que le soleil, par exemple, étant dans l’un des foyers d’une ellipse, le corps placé dans la circonférence de cette ellipse doit nécessairement parcourir des espaces égaux, en temps égaux, et que la force centripète augmente à mesure que le corps approche de celui des foyers de l’ellipse où est le soleil. Encore une fois, sans vous répéter ici toutes ces combinaisons, les forces centripètes, l’attraction, la gravitation, sont une nouvelle loi de la nature aussi certaine et aussi inconnue que la vie des animaux et la végétation des plantes, le mouvement, et l’électricité.

Vous parlez ensuite de M. Newton ainsi : « Ce sage observateur déclare nettement (section II, p. 172) qu’en regardant tous les corps comme des espèces d’aimants, il s’en tient aux mouvements apparents, de quelque cause qu’ils viennent, et sans toucher aux systèmes différents qui les rapportent à quelque impulsion, à l’action de la matière subtile ou éthérée. »

Je n’ai pas ici l’ouvrage dont vous citez cette page 172 ; mais, sans avoir sous mes yeux cet ouvrage, je sais fort bien que M. Newton, en vingt endroits, réclame contre l’injustice ridicule et absurde qu’il y aurait à lui reprocher d’admettre les qualités occultes des péripatéticiens. Il a soin de déclarer expressément qu’il ne sait point ce que c’est que cette propriété qu’il appelle du nom de gravitation, de force centripète, d’attraction. Il a hasardé sur cela quelques conjectures très-faibles ; mais enfin il n’est pas moins démontré que cette propriété, inconnue jusqu’à lui, existe réellement : c’est le seul point dont il est ici question. Il y a une propriété dans la matière, laquelle agit sans contact, sans véhicule, à des distances immenses : donc la matière peut avoir d’autres propriétés que celle d’être divisible.

La matière a probablement mille autres facultés que nous ne connaissons pas.

Vous me dites ensuite : La faculté d’attirer et repousser, de peser en poussant, n’enferme que du mouvement, du poids, de la mesure : donc ce sont des propriétés d’un être divisible. Il est vrai que ce sont des propriétés d’un être qui d’ailleurs est divisible ; mais ce n’est pas parce qu’il est divisible qu’il a ces propriétés. La matière est physiquement divisible, c’est-à-dire ses parties solides adhérentes les unes aux autres sont séparables, et ces parties adhérentes ensemble, qui composent un tout comme notre globe, ont ensemble la faculté d’attraction, de gravitation ; mais chaque particule solide de cet univers a en soi la même faculté, et un atome gravite vers un atome, comme la Terre, Mars, Jupiter, vers le Soleil leur centre.

La gravitation, le mouvement, appartiennent donc à toute la matière que nous connaissons. Il y a nécessairement des parties solides : donc ce n’est point en tant que divisible que la matière a la propriété de l’attraction ; donc, encore une fois, il y a des principes dans la matière indépendants de la divisibilité ; donc c’est une grande témérité d’assurer que Dieu ne peut joindre la pensée à la matière, sur cette faible et obscure raison que la matière est divisible. Encore une fois, on ne vous dit pas que le Créateur ait donné à la matière la pensée, on ne saurait trop le répéter ; on vous dit seulement que des êtres aussi peu éclairés que nous le sommes doivent être bien retenus quand il s’agit de prononcer ce que l’Être infini et tout-puissant peut faire ou ne peut pas faire.

Vous me dites ensuite que le mouvement, la pesanteur des corps, nous indiquent Dieu, nous conduisent à Dieu ; et ensuite vous parlez de ceux qui doutent de l’existence de Dieu.

On croirait, par ces paroles, que vous-voudriez jeter quelques soupçons de cette horrible et impertinente incrédulité sur Newton et sur Locke, et sur ceux qui ont éclairé leur esprit des lumières de ces grands hommes. Ce n’est pas assurément votre intention : vous avez le cœur trop droit, vous avez un esprit trop juste, pour ne pas reconnaître que toute la philosophie de Newton suppose nécessairement un premier moteur. Vous savez avec quelle supériorité de raison Locke a prouvé avant Clarke l’existence de cet Être suprême. Newton et Locke, ces deux sublimes ouvrages du Créateur, ont été ceux qui ont démontré son existence avec le plus de force ; et les hommes, en cela comme dans tout le reste, doivent faire gloire d’être leurs disciples.

Je ne sais pas, en vérité, à propos de quoi vous parlez de libertinage, de passions et de désordres, quand il s’agit d’une question philosophique de Locke, dans laquelle son profond respect pour la Divinité lui fait dire simplement qu’il n’en sait pas assez pour oser borner la puissance de l’Être suprême.

Il était bien loin, ce grand homme, d’être courbé vers la terre, et d’être plongé dans les voluptés, lui qui a passé sa vie, non-seulement à éclairer l’entendement des hommes, mais à leur enseigner, par son exemple, la pratique des vertus les plus sévères et les plus aimables. M. Newton a été aussi vertueux qu’il a été grand philosophe : tels sont, pour la plupart, ceux qui sont bien pénétrés de l’amour des sciences, qui n’en font point un indigne métier, et qui ne les font point servir aux misérables fureurs de l’esprit de parti. Tel a été le docteur Clarke ; tel était le fameux archevêque Tillotson ; tel était le grand Galilée ; tel notre Descartes ; tel a été Bayle, cet esprit si étendu, si sage et si pénétrant, dont les livres, tout diffus qu’ils peuvent être, seront à jamais la bibliothèque des nations. Ses mœurs n’étaient pas moins respectables que son génie. Le désintéressement et l’amour de la paix comme de la vérité étaient son caractère : c’était une âme divine. M. Basnage, son exécuteur testamentaire, m’a parlé de ses vertus les larmes aux yeux. Cependant, je ne sais par quelle fatalité un des hommes les plus respectables de votre Société, un homme plus célèbre encore par sa vertu que par son éloquence, a pu être trompé au point de dire, dans un de ses discours publics, en parlant de Bayle : « Probitatem non do, je lui refuse la probité. »

  1. C’est une réponse à la lettre du Père Tournemine, dont nous avons donné le titre dans une note de la lettre 528.