Correspondance de Voltaire/1735/Lettre 532

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Correspondance de Voltaire/1735
Correspondance : année 1735GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 33 (p. 570-571).
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532. — À M. BERGER.
À Cirey, le l 1er décembre.

Au nom de Rameau, ma froide veine se réchaufle, monsieur. Vous me dites qu’il a besoin de quelque guenille pour faire exécuter des morceaux de musique chez M. le prince de Carignan. Voici de mauvais vers, mais tels qu’il les faut, je crois, pour faire briller un musicien. S’il veut broder de son or cette étoffe grossière, la voici[1]:

Fille du ciel, ô charmante Harmonie !
Descendez, et venez briller dans nos concerts,
La nature imitée est par vous embellie.
Fille du ciel, reine de l’Italie,
Vous commandez à l’univers.
Brillez, divine Harmonie,
C’est vous qui nous captivez.
Par vos chants vous vous élevez
Dans le sein du lieu du tonnerre ;
Vos trompettes et vos tambours
Sont la voix du dieu de la guerre.
Vous soupirez dans les bras des Amours.
Le Sommeil, caressé des mains de la Nature,
S’éveille à votre voix ;
Le badinage avec tendresse
Respire dans vos chants, folâtre sous vos doigts.
Quand le dieu terrible des armes

Dans le sein de Vénus exhale ses soupirs,
Vos sons harmonieux, vos sons remplis de charmes,
Redoublent leurs désirs.
Pouvoir suprême,
L’Amour lui-même
Te doit des plaisirs.
Fille du ciel, ô charmante Harmonie ! etc.

Il me semble qu’il y a là un rimbombo de paroles et une variété sur laquelle tous les caractères de la musique peuvent s’exercer. Si Orphée-Rameau veut couvrir cette misère de doubles croches, ella e padrone, pourvu qu’on ne me nomme point.

S’il avait demandé M. de Fontenelle, ou quelque autre honnête homme, pour examinateur, il aurait fait jouer Samson, et je lui aurais fait tous les vers qu’il aurait voulu. Peut-être en est-il temps encore. Quand il voudra, je suis à son service. Je n’ai fait Samson que pour lui. Je partageais le profit entre lui et un pauvre diable de bel esprit[2]. Pour la gloire, elle n’eût point été partagée, il l’aurait eue tout entière.

Écrivez-moi souvent : vos lettres valent mieux que de l’argent et de la gloire. Vous êtes le plus aimable correspondant du monde, bon ami de près et de loin. Je vous embrasse, et suis à vous pour la vie.

P. S. Qu’est-ce qu’une estampe de moi, qui se vend chez Odieuvre ? Voyez cela, je vous prie ; j’en ferai venir pour le bailli du village, au cas que cela soit ressemblant.

Vous m’avez parlé d’une gravure où j’ai l’honneur d’être avec le berger, le philosophe, le galant Fontenelle, J’aimerais mieux cette gravure que l’estampe. Étant derrière Fontenelle, on est sûr d’être au moins regardé ; mais, étant seul, on ne m’ira point déterrer. Vale.

  1. On trouve dans l’Esthétique de Jean-Paul Richter une critique de cette pièce de vers, que l’Allemand s’amuse à éplucher mot à mot. (G. A.)
  2. Probablement Linant.