Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 971

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Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 55-57).
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971. — À M. THIERIOT.
Le 29 novembre.

Je viens de répondre un livre au beau volume de M. des Alleurs ; voici encore une lettre que je devais à M. Clément[1].

Votre paquet arrive dans l’instant que je finis toutes ces besognes. Me voici avec vous comme un homme qui s’est épuisé avec ses maîtresses, mais qui revient à sa femme.

Je n’ai point encore reçu le paquet du prince ; mais grand merci de l’épître de M. Formont. Je suis bien aise de lui avoir envoyé la réponse[2] avant d’avoir lu sa pièce, et de m’être justifié d’avance de ne plus aimer les vers ; mais dites-lui poliment que, si je ne les avais jamais aimés, je commencerais par les siens. Il est vrai qu’il m’enveloppe dans ses plaintes générales contre les déserteurs d’Apollon. Je ne suis point déserteur, mais je dirai toujours : In domo patris mei mansiones multæ sunt[3] ; ou bien avec Arlequin : Ognuno faccia secondo il suo cervello.

Je vous avoue que je suis enchanté de l’action de M. de La Popelinière. Il y a là un caractère si vrai, quelque chose de si naturel, de si bon, à prendre intérêt à l’ouvrage d’un autre, à l’examiner, à le corriger, qu’il mérite plus que jamais le nom de Pollion.

Vir bonus et prudens versus reprebendet inertes ;
Culpabit duros,
etc.

(Hor., de Art. poet., v. 445.)

Il est l’homme d’Horace, et je crois qu’il a le mérite de l’être sans le savoir : car, entre nous, je pense qu’il ne lit guère, et qu’il doit son goût à la manière dont il a plu à Dieu de le former. Je serai à mon tour difficile. Vous allez croire que c’est sur mes vers ; point, c’est sur ceux de Pollion ; qu’il lise et qu’il juge.

La modération est le trésor du sage[4]


me parait bien meilleur que l’attribut, 1° parce que le trésor est opposé à modèration, et parce que attribut est un terme prosaïque…, etc., etc. En faisant ces critiques, qui me paraissent justes, je suis effrayé de la difficulté de faire des vers français ; et je ne m’étonne plus que Despréaux employât deux ans à composer une épître.

Je m’en vais raboter plus que jamais, et être aussi inflexible pour moi que je le suis pour Pollion.

Votre grande critique que je ne parle pas toujours à Hermotime me paraît la plus mauvaise de toutes. Parler toujours à la même personne est d’un ennui de prône. On s’adresse d’abord à son homme, et ensuite à toute la nature ; ainsi en use Horace, mille fois plus décousu que moi. Mais nous n’aurons plus de querelle sur cela ; Hermotime est devenu Thieriot, et chaque épître est détachée.

Ah ! en voici d’une bonne ! vous trouvez mauvais ce vers :

Moins ce qu’on a pensé que ce qu’il faut savoir ;


et vous osez dire que c’est du galimatias pour un bon dialecticien ! Eh bien ! mon cher dialecticien, je vous dirai qu’un homme qui étudie la nature, qui fait des expériences, qui calcule, un Newton,

un Mariotto, un Huygens, un Badley, un Maupertuis, savent ce qu’il faut savoir, et que M. Legendre, marquis de Saint-Aubin, dans son Traité de l’Opinion, sait ce qu’on a pensé. Je vous dirai que savoir ce qu’ont mal pensé les autres, c’est très-mal savoir, et qu’un homme qui étudie la géométrie sait, non des opinions, mais des choses, et des choses indépendantes des hommes ; voilà le point. Je n’exclus pas l’histoire de l’esprit humain, mais je veux qu’on sache que l’eau pèse neuf cents fois plus que l’air, et non pas qu’on s’en tienne à savoir qu’Aristote a cru que l’eau ne pesait que dix fois davantage.

Ce vers, ne vous en déplaise, est vrai et précis ; et il restera. Continuez, cependant, dites-moi tout ce que l’on pensera et tout ce qu’il faudra savoir. Je suis comme La Flèche[5], je fais mon profit de tout.

Adieu, mon cher Mersenne, Dimitte nobis peccata nostra, sicut dimittimus criticis nostris[6].

Je fais tant de cas de l’esprit et de l’amitié de Pollion que je lui dis mon sentiment sans aucun ménagement. Son caractère est au-dessus des simagrées des compliments. Une vérité vaut mieux chez lui que cent fadeurs. Je vous embrasse, j’ai la tête cuite.

À propos, j’oubliais encore une correction sans appel, dont j’appelle au bon sens, au bon goût, et à vous :

D’où vient qu’avec cent pieds qui lui sont inutiles ;

Vous voudriez qu’on croirait inutiles. Eh ! ventre-saint-gris, ils sont très-inutiles, car il

· · · · · · · · · · · · · · · traîne ses pas débiles.

Il y a des espèces de reptiles qui ont une trentaine de pattes, et qui n’en vont pas plus vite, comme les autruches ont des ailes pour ne point voler. Dieu est le maître.

  1. Voyez la note sur la lettre 622.
  2. Voyez plus haut la lettre 959.
  3. Évangile de saint Jean, chap. xiv, v. 2.
  4. Ce vers et les deux qui sont cités dans la même lettre sont du quatrième Discours sur l’Homme.
  5. Nom du valet de l’Avare ; voyez cette comédie, acte I, scène iii.
  6. Matthieu, vi, 12.