Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 975

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Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 61-62).
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975. — À M. LE COMTE DARGENTAL.
Cirey, ce 5 décembre.

Aimable ange gardien, vous resterez donc dans votre ciel de Paris ! Soyez donc là votre ange à vous-même. Angele, custodi te ipsum[1]. Travaillez à y être aussi heureux que vous méritez de l’être, et mettez le comble au bonheur de Cirey par le vôtre. Vous n’avez à changer que votre fortune. J’en dis autant à l’aimable compagne de votre vie ; je fais mille vœux pour vous deux. Je ne savais pas que vous demeurassiez avec M. d’Ussé. Voulez-vous bien présenter mes plus tendres respects aux philosophes, père et fils, et à Mme d’Ussé ? Je devais avoir l’honneur de leur écrire ; mais un cabinet de physique, des vers, et une mauvaise santé, me font manquer à tous mes devoirs.

Ne m’oubliez pas, je vous en supplie, auprès de votre frère.

J’avais peu d’argent quand Lamare est venu chez Mme du Châtelet, je n’ai pu lui donner que cent livres ; mais pour lettres de change je lui donne la comédie de l’Envieux[2], qu’il vous apporte corrigée, en vers de six pieds, et bien cachetée. Il la donnera sous son nom, et il partagera le profit avec un jeune homme plus sage que lui[3] et plus pauvre.

Recommandez-lui le plus profond secret ; je crois qu’il le gardera, et que l’envie de vous plaire lui donnera toutes les vertus. Je ne lui donne pas cette comédie comme bonne pièce, mais comme bonne œuvre.

Adieu ; quand j’aurai des termes pour vous dire combien la reconnaissance, la tendresse, et l’estime, m’attachent à vous, je m’en servirais[4].

J’ai scellé cette comédie de cinq sceaux, mon cher ami ; voyez si Lamare ne les a pas rompus ; et, surtout, en cas qu’elle fût refusée, qu’il ne soit pas le maître de la faire imprimer : cela pourrait attirer des affaires. Ne la lui confiez point ; déposez-la dans les très-fidèles mains de Mlle Quinault, et qu’il soit à ses ordres et aux votres. Il faudra que Mlle Quinault la fasse copier et renvoie la copie envoyée, parce qu’il y a de l’écriture de votre ami. Si vous n’approuvez pas qu’on la joue, renvoyez-la ; on donnera autre chose à Lamare. Taillez, monsieur d’Argental ; rognez, nous sommes entre vos mains.

M. de Voltaire vous envoie aussi deux épîtres : la deuxième, sur la Liberté, et la quatrième, sur la Modération. Il ne donnera la cinquième que quand vous serez content, et corrigera les trois premières jusqu’à ce que vous disiez : C’est assez ; mais je crois qu’il est nécessaire d’en faire un corps d’ouvrage suivi, et de les imprimer ensemble, surtout à cause de celle de l’Envie.

Mérope peut réussir, surtout avec Mlle Dumesnil ; mais je ne sais si on doit la hasarder ; c’est à vous à décider. Il a beaucoup retouché les derniers actes ; je ne sais si vous en serez plus content ; mais il y a bien des beautés et des choses prises dans la nature. Sa santé demande peu de travail, et je fais mon possible pour l’empêcher de s’appliquer. Je crois qu’il va se remettre à l’Histoire de Louis XIY ; c’est l’ouvrage qui convient le plus à sa santé. Si vous venez jamais ici, je crois que vous la lirez avec grand plaisir. Je fais mon possible pour vous donner autant d’envie de venir que j’en ai de vous dire moi-même combien je vous aime tendrement. Notre ami vous en dit autant.

  1. Deutéronome, iv, 9.
  2. Voyez tome III de cette édition.
  3. Dans sa lettre III, écrite de Cirey à Devaux, vers la fin de décembre 1738 (Vie privée de Voltaire), Mme de Graffigny disait, en parlant de l’abbé de Lamare. « Ce petit coquin, bien loin de profiter des bontés de Voltaire, est plus libertin que jamais. — En revenant de Rome il a passé par ici. — L’année passée il écrivit à Voltaire : Monsieur, sauf correction, j’ai la v…, et n’ai ni ami ni argent, me laisserez-vous tomber en pourriture ? » Voltaire lui donna de l’argent pour se faire guérir. (Cl.)
  4. Ce qui suit est de la main de Mme du Châtelet.