Correspondance de Voltaire/1738/Lettre 993

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Correspondance de Voltaire/1738
Correspondance : année 1738GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 77-78).
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993. — À M. DE FORMONT.
À Cirey, ce 20 décembre.

J’ai lu, monsieur, la belle épître que vous avez bien voulu m’envoyer, avec autant de plaisir que si elle ne m’humiliait pas. Mon amitié pour vous l’emporte sur mon amour-propre. Vous faites des vers alexandrins comme on en faisait il y a cinquante ans, et comme j’en voudrais faire. Il est vrai que vos derniers vers me font tristement sentir que je ne peux me flatter que la Henriade ait jamais une place à côté des bons ouvrages du siècle passé ; mais il faut bien que chacun soit à sa place. Je tâche au moins de rendre la mienne moins méprisable, en corrigeant chaque jour tous mes ouvrages. Je n’épargne aucune peine pour mériter un suffrage tel que le vôtre, et je viens encore d’ajouter et de réformer plus de deux cents vers pour la nouvelle édition de la Henriade qu’on prépare.

Je me flatte du moins que le compas des mathématiques ne sera jamais la mesure de mes vers ; et, si vous avez versé quelques larmes à Zaïre ou à Alzire, vous n’avez point trouvé parmi les défauts de ces pièces-là l’esprit d’analyse, qui n’est bon que dans un traité de philosophie, et la sécheresse, qui n’est bonne nulle part.

Il a couru quelques Épîtres très-informes sous mon nom. Quand je les trouverai plus dignes de vous être présentées, je vous les enverrai. En attendant, voici un de mes sermons[1] que je vous envoie, avant qu’il soit prêché publiquement. Je vous prie, comme théologien du monde, et comme connaisseur, et comme poète, de m’en dire votre avis. Vous y verrez un peu le système de Pope, mais vous verrez aussi que c’est aux Anglais plutôt qu’à nous qu’il faut reprocher le ton éternellement didactique, et les raisonnements abstraits soutenus de comparaisons forcées.

Je vous supplie, que l’ouvrage ne sorte point de vos mains. Je compte sur votre critique autant que sur votre discrétion ; j’ai également besoin de l’une et de l’autre. Le fond du sujet est délicat, et pourrait être pris de travers ; je voudrais ne déplaire ni aux honnêtes gens ni aux superstitieux ; enseignez-moi ce secret-là.

Vous ne me dites rien de Mme du Deftant ni de M. l’abbé de Rothelin. Si pourtant vous voulez leur faire ma cour d’une lecture de mon ouvrage, vous me ferez un vrai plaisir. Avec vos critiques et les leurs, il faudra qu’il devienne très-bon, ou que je le brûle.

Je m’imagine que vous allez quelquefois chez Mme de Bérenger, et que c’est là que vous voyez le plus souvent M. l’abbé de Rothelin, qui m’a un peu renié devant les hommes ; mais je le forcerai à m’aimer et à m’estimer. Mandez-moi tout naïvement comment aura réussi mon Chinois[2] chez Mme de Bérenger, à qui je vous prie de présenter mes respects, si elle s’en soucie.

Pour vous, mon cher Formont (et non Fourmont, Dieu merci), aimez-moi hardiment, parlez-moi de même. Mme du Chêtelet, pleine d’estime pour vous et pour vos vers, vous fait les plus sincères compliments. Je suis à vous pour jamais.

  1. Le sixième Discours.
  2. Personnage qui figure dans le sixième Discours déjà cité.