Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1009
Pourquoi avez-vous écrit une lettre[1] sèche et peu convenable à Mme du Châtelet, dans les circonstances présentes ? Au nom de notre amitié, écrivez-lui quelque chose de plus fait pour son cœur. Vous connaissez la fermeté et la hauteur de son caractère ; elle regarde l’amitié comme un nœud si sacré que la moindre ombre de politique en amitié lui paraît un crime.
Comment lui dites-vous que vous haïssez les libelles autant que vous aimez la critique, après lui avoir envoyé la lettre manuscrite contre Moncrif, les vers contre Bernard, contre Mme Sallé ? Que voulez-vous qu’elle pense ?
Encore une fois, mandez-lui que vous ne balancez pas un moment entre Desfontaines et votre ami ; rendez gloire à la vérité. Non, vous n’avez point oublié le titre du libelle de Desfontaines ; il était intitulé Apologie du sieur de Voltaire. Elle en a ici la preuve dans deux de vos lettres ; nous en avons parlé dans votre dernier voyage. Paraître reculer, paraître se rétracter avec elle, c’est un outrage. Hélas ! c’en serait un de ne pas engager le combat pour son ami. Oue sera-ce de fuir dans la bataille !
Des amis de deux jours brillent de prendre ma défense, et vous m’abandonnerez, tendre ami de vingt-cinq ans ! Vous donnerez à M. de Riclielieu le sujet de dire encore que je suis décrié par vous-même ! Que dira le prince royal ? Que diront ceux qui savent aimer ?
Peut-être qu’à souper, chez Laïs ou Catulle,
Cet examen profond passe pour ridicule[2].
Mais, mon ami, n’est-on fait que pour souper ? Ne vit-on que pour soi ? N’est-il pas beau de justifier son goût et son cœur, en justifiant son ami ?
Dites-moi tout naturellement si vous avez envoyé le libelle au prince royal. Cela est d’une importance extrême. Parlez à M. d’Argenson[3], dites-lui les choses les plus tendres pour moi. Voyez M. d’Argental. Écrivez au prince que je suis malade, et comptez sur votre ami pour jamais.