Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1012

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 102-103).

1012. — À M. BERGER.
À Cirey, le 9 janvier.

Mon cher ami, une nièce[1], que j’ai mariée, a passé sept mois sans m’écrire, et au bout de ce temps elle me demande pardon. Je lui réponds en termes honnêtes, en l’envoyant faire … avec ses pardons ; car je ne suis point tyran, et, si je suis aimé, je crois tous les devoirs remplis. Venons à l’application : il est vrai que vous ne m’avez point marié ; mais il y a longtemps que je ne vous ai écrit. Envoyez-moi faire …, et aimez-moi.

Grand merci de vos anecdotes. Rassemblez tout ce que vous pourrez, et, si vous voulez un jour conduire l’impression du beau Siècle de Louis XIV, ce sera pour vous fortune et gloire.

Je remercie l’abbé Desfontaines de s’être si bien démasqué, et d’avoir aussi démasqué Rousseau. Quand je l’aurais payé pour me servir, il n’aurait pu mieux faire.

Mais il y a un trait qui demande une très-grande attention, et qui me ferait un tort irréparable si je laissais sur cela le moindre doute : car le doute, en ce cas, est une honte certaine. Il ose avancer que mon ami Thieriot me désavoue sur l’article du libelle fait contre moi dans le temps de Bicêtre. M. Thieriot est, je ne dis pas trop mon ami, je dis trop homme de bien, pour désavouer ses paroles et sa signature, pour démentir ce qu’il m’a écrit vingt fois, ce que j’ai entre les mains, et que je suis forcé de produire. La crainte que lui peut inspirer l’abbé Desfontaines ne sera pas assez forte pour qu’il abandonne la vérité et l’amitié, pour qu’il se déshonore ; et pour qui ? pour un scélérat qui a fait à M. Thieriot même les plus sanglants outrages dans son Dictionnaire néologique.

Je vous prie d’aller voir les jésuites, le Père Brumoi surtout. Il vous recevra bien, et comme vous le méritez ; qu’il vous montre Mérope. Assurez-le de mon estime, de mon amitié, et de ma reconnaissance ; dites-lui que je lui écrirai incessamment. Il aime Rousseau, mais il aime encore plus la vérité et la paix. Il me paraît un homme d’un grand mérite. Mettez au net, en sa présence, les procédés de Rousseau et les miens ; faites-lui sentir que, depuis cinquante ans, Rousseau a déchiré maîtres, bienfaiteurs, amis, tous les gens de lettres, et que je suis le dernier à qui il a fait la guerre. Je sais me venger, mais je sais pardonner. J’ai eu des occasions d’exercer ma juste vengeance ; qu’on m’en donne de montrer que je peux oublier l’injure. Assurez surtout les jésuites d’une vérité qu’ils doivent savoir, c’est qu’il n’est pas dans ma manière d’être d’oublier mes maîtres et ceux qui m’ont élevé.

Dites, je vous prie, à M. Ortolani[2] qu’il passe par Bar-sur-Aube, en allant à Turin ; nous l’enverrons chercher. Il faut qu’il ait vu Mme  la marquise du Châtelet ; il faut qu’il puisse dire qu’il a vu à Cirey l’honneur de son sexe et l’admiration du nôtre. Écrivez-moi tout ce que vous savez, tout ce que je dois savoir, et comptez sur une discrétion égale à mon amitié et à ma paresse. Adieu.

  1. Mme  de Fontaine.
  2. Traducteur de quelques chants de la Henriade, en italien. Voyez la lettre du 22 mars 1740, à d’Arjental.