Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1075

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 178-179).

1075. — À M. HELVÉTIUS,
Ce 19 février.

Mon cher ami, si vous faites des lettres métaphysiques[1] vous faites aussi de belles actions de morale. Mme du Châtelet vous regarde comme quelqu’un qui fera bien de l’honneur à l’humanité, si vous allez de ce train-là. Je suis pénétré de reconnaissance et enchanté de vous. Il est bien triste que les misérables libelles viennent troubler le repos de ma vie et le cours de mes études. Je suis au désespoir, mais c’est de perdre trois ou quatre jours de ma vie ; je les aurais consacrés à apprendre et peut-être à faire des choses utiles.

Si l’abbé Desfontaines savait que je ne suis pas plus l’auteur du Préservatif que vous, et s’il était capable de repentir, il devrait avoir bien des remords.

Cependant la chose est très-certaine, et j’en ai la preuve en main. L’auteur du Préservatif, piqué dès longtemps contre Desfontaines, a fait imprimer plusieurs choses que j’ai écrites, il y a plus d’un an, à diverses personnes ; encore une fois, j’en ai la preuve démonstrative ; et, sur cela, ce monstre vomit ce que la calomnie a de plus noir ;

Et là-dessus on voit Oronte qui murmure,
Qui tâche sourdement d’appuyer cette injure,
Lui qui d’un honnête homme ose chercher le rang[2].

Tête-bleu ! ce me sont de mortelles blessures
De voir qu’avec le vice on garde des mesures[3].

Mais je ne veux pas me fâcher contre les hommes ; et, tant qu’il y aura des cœurs comme le vôtre, comme celui de M. d’Argental, de Mme du Châtelet, j’imiterai le bon Dieu, qui allait pardonner à Sodome, en faveur de quelques justes[4]. Je suis presque tenté de pardonner à un sodomite en votre faveur. À propos de cœurs justes et tendres, je me flatte que mon ancien ami Thieriot est du nombre ; il a un peu une âme de cire, mais le cachet de l’amitié y est si bien gravé que je ne crains rien des autres impressions, et d’ailleurs vous le remouleriez.

Adieu ; je vous embrasse tendrement, et je vous quitte pour travailler.

Non, je ne vous quitte pas ; Mme du Châtelet reçoit votre charmante lettre. Pour réponse, je vous envoie le Mémoire[5] corrigé ; il est indispensablement nécessaire, la calomnie laisse toujours des cicatrices quand on n’écrase pas le scorpion sur la plaie. Laissez-moi la lettre[6] au Père de Tournemine. Il la faut plus courte, mais il faut qu’elle paraisse ; vous ne savez pas l’état où je suis. Il n’est pas question ici d’une intrépidité anglaise ; je suis Français, et Français persécuté. Je veux vivre et mourir dans ma patrie avec mes amis, et je jetterai plutôt dans le feu les Lettres philosophiques que de faire encore un voyage à Amsterdam, au mois de janvier[7], avec un flux de sang, dans l’incertitude de retourner auprès de mes amis. Il faut, une bonne fois pour toutes, me procurer du repos ; et mes amis devraient me forcer à tenir cette conduite, si je m’en écartais ; primum vivere.

Comptez, belle âme, esprit charmant, comptez que c’est en partie pour vivre avec vous que je sacrifie à la bienséance. Je vous embrasse avec transport, et suis à vous pour jamais. Envoyez sur-le-champ, je vous en prie, Mémoire et lettre à M. d’Argental ; ranimez le tiède Thieriot du beau feu que vous avez ; qu’il soit ferme, ardent, imperturbable dans l’amitié, et qu’il ne se mêle jamais de faire le politique, et de négocier quand il faut combattre. Adieu, encore une fois.

  1. Allusion aux épîtres d’Helvétius, qui sont le sujet des Remarques de Voltaire imprimées tome XXIII, pages 5-16.
  2. Misanthrope, acte I, scène i.
  3. Ibid., acte I, scène i.
  4. Genèse, xvii, 32.
  5. Voyez ce Mémoire, tome XXIII, page 27.
  6. Voyez la lettre 1002.
  7. Lisez février.