Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1135

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 248-252).

1135. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
À Cirey, le 15 avril[1].

Monseigneur, en attendant votre Nisus et Euryale, Votre Altesse royale essaye toujours très-bien ses forces dans ses nobles amusements. Votre style français est parvenu à un tel point d’exactitude et d’élégance que j’imagine que vous êtes né dans le Versailles de Louis XIV, que Bossuet et Fénelon ont été vos maîtres d’école, et Mme de Sévigné votre nourrice. Si vous voulez cependant vous asservir à nos misérables règles de versification, j’aurai l’honneur de dire à Votre Altesse royale qu’on évite autant qu’on le peut chez nos timides écrivains de se servir du mot croient, en poésie, parce que, si on le fait de deux syllabes, il résulte une prononciation qui n’est pas française, comme si on prononçait croyint ; et, si on le fait d’une syllabe, elle est trop longue. Ainsi, au lieu de dire :

Ils croient réformer, stupides téméraires…

les Apollons de Remusberg diront tout aussi aisément :

Ils pensent réformer, stupides téméraires…

Ce qui me charme infiniment, c’est que je vois toujours, monseigneur, un fonds inépuisable de philosophie dans vos moindres amusements.

Quant à cette autre philosophie plus incertaine qu’on nomme physique, elle entrera sans doute dans votre sanctuaire, et vos objections sont déjà des instructions.

Il faut bien que les rayons de lumière soient de la matière, puisqu’on les divise, puisqu’ils échauffent, qu’ils brûlent, qu’ils vont et viennent, puisqu’ils poussent un ressort de montre exposé près du foyer de verre du prince de Hesse. Mais si c’est une matière précisément comme celle dont nous avons trois ou quatre notions, si elle en a toutes les propriétés, c’est sur quoi nous n’avons que des conjectures assez vraisemblables. À l’égard de l’espace que remplissent les rayons du soleil, ils sont si loin de composer un plein absolu dans le chemin qu’ils traversent que la matière qui sort du soleil en un an ne contient peut-être pas deux pieds cubes et ne pèse peut-être pas deux onces.

Le fait est que Romer a très-bien démontré, malgré les Maraldi, que la lumière vient du soleil à nous en sept minutes et demie ; et, d’un autre côté, Newton a démontré qu’un corps qui se meut dans un fluide de même densité que lui perd la moitié de sa vitesse après avoir parcouru trois fois son diamètre, et bientôt perd toute sa vitesse : donc il résulte que la lumière, en pénétrant un fluide plus dense qu’elle, perdrait sa vitesse beaucoup plus vite, et n’arriverait jamais à nous ; donc elle ne vient qu’à travers l’espace le plus libre.

De plus, Bradley a découvert que la lumière qui vient de Sirius à nous n’est pas plus retardée dans son cours que celle du soleil. Si cela ne prouve pas un espace vide, je ne sais pas ce qui le prouvera.

Votre idée, monseigneur, de réfuter Machiavel est bien plus digne d’un prince tel que vous que de réfuter de simples philosophes : c’est la connaissance de l’homme, ce sont ses devoirs qui font votre étude principale ; c’est à un prince comme vous à instruire les princes. J’oserais supplier, avec la dernière instance, Votre Altesse royale de s’attacher à ce beau dessein, et de l’exécuter.

Cette bonté que vous conservez, monseigneur, pour la Henriade ne vient sans doute que des idées très-opposées au machiavélisme que vous y avez trouvées. Vous avez daigné aimer un auteur également ennemi de la tyrannie et de la rébellion. Votre Altesse royale est encore assez bonne pour m’ordonner de lui rendre compte des changements que j’ai faits[2]. J’obéis.

1° Le changement le plus considérable est celui du combat de d’Ailly[3] contre son fils. Il m’a paru que cette aventure, touchante par elle-même, n’avait pas une juste étendue, qu’on n’emeut point les cœurs en ne montrant les objets qu’en passant. J’ai tâché de suivre le bel exemple que Virgile donne dans Misus et Euryale. Il faut, je crois, présenter les personnages assez longtemps aux yeux pour qu’on ait le temps de s’y attacher. J’aime les images rapides, mais j’aime à me reposer quelque temps sur des choses attendrissantes.

Le second changement le plus important est au dixième chant. Le combat de Turenne et d’Aumale me semblait encore trop précipité. J’avais évité la grande difficulté qui consiste à peindre les détails ; j’ai lutté depuis contre cette difficulté, et voici les vers :

Dieu, cria Turenne, arbitre de mon roi, etc.

(Vers 107.)

Je suis, je crois, monseigneur, le premier poëte qui ait tiré une comparaison de la réfraction de la lumière, et le premier Français qui ait peint des coups d’escrime portés, parés, et détournés :

In tenui labor ; at tennis non gloria, si quem
Nuraina læva sinunt, auditque vocatus Apollo.

(Georg., IV, v. 6.)

Numina læva, ce sont ceux qui me persécutent, et vocatus Apollo, c’est mon protecteur de Remusberg.

Pour achever d’obéir à mon Apollon, je lui dirai encore que j’ai retranché ces quatre vers qui terminent le premier chant :

Surtout en écoutant ces tristes aventures,
Pardonnez, grande reine, à des vérités dures
Qu’un autre eût pu vous taire, ou saurait mieux voiler,
Mais que Bourbon jamais n’a pu dissimuler.

Comme ces vérités dures, dont parle Henri IV, ne regardent point la reine Élisabeth, mais des rois qu’Elisabeth n’aimait point, il est clair qu’il n’en doit point d’excuses à cette reine ; et c’est une faute que j’ai laissée subsister trop longtemps. Je mets donc à sa place :

Un autre, en vous parlant, purrait avec adresse, etc.

( Vers 385.)

Voici, au sixième chant, une petite addition ; c’est quand Potier demande audience :

Il élève la voix ; on murmure, on s’empresse, etc.

( Vers 75.)

J’ai cru que ces images étaient convenables au poëme épique ;

Ut pictura poesis erit · · · · · · · · · · · · · · ·

( De Art poet., v. 364.)
Au septième chant, en parlant de l’enfer, j’ajoute :

Êtes-vous en ces lieux, faibles et tendres cœurs,
Qui, livrés aux plaisirs, et couchés sur des fleurs,
Sans fiel et sans fierté couliez dans la paresse
Vos inutiles jours filés par la mollesse ?
Avec les scélérats seriez-vous confondus,
Vous, mortels bienfaisants, vous, amis des vertus.
Qui, par un seul moment de doute ou de faiblesse,
Avez séché les fruits de trente ans de sagesse ?

(Vers 199.)

Voilà de quoi inspirer peut-être, monseigneur, un peu de pitié pour les pauvres damnés, parmi lesquels il y a de si honnêtes gens. Mais le changement le plus essentiel à mon poëme, c’est une invocation qui doit être placée immédiatement après celle que j’ai faite à une déesse étrangère, nommée la Vérité. À qui dois-je m’adresser, si ce n’est à son favori, à un prince qui l’aime et qui la fait aimer, à un prince qui m’est aussi cher qu’elle, et aussi rare dans le monde ? C’est donc ainsi que je parle à cet homme adorable, au commencement de la Henriade.

Et toi, jeune héros, toujours conduit par elle,
Disciple de Trajan, rival de Marc-Aurèle,
Citoyen sur le trône, et l’exemple du Nord,
Sois mon plus cher appui, sois mon plus grand support :
Laisse les autres rois, ces faux dieux de la terre.
Porter de toutes parts ou la fraude où la guerre :
De leurs fausses vertus laisse-les s’honorer ;
Ils désolent le monde, et tu dois l’éclairer[4].

Je demande en grâce à Votre Altesse royale, je lui demande à genoux de souffrir que ces vers soient imprimés dans la belle édition qu’elle ordonne qu’on fasse de la Henriade. Pourquoi me défendrait-elle, à moi, qui n’écris que pour la vérité, de dire celle qui m’est la plus précieuse ?

Je compte envoyer à Votre Altesse royale de quoi l’amuser, dès que je serai aux Pays-Bas. Je n’ai pas laissé de faire de la besogne, malgré mes maladies ; Apollon-Remus et Émilie me soutiennent. Mme du Châtelet ne sait encore ni comment remercier Votre Altesse royale, ni comment donner une adresse pour ce bon vin de Hongrie. Nous comptons partir au commencement de mai ; j’aurai l’honneur d’écrire à Votre Altesse royale dès que nous nous serons un peu orientés.

Comme il faut rendre compte de tout à son maître, il y a apparence qu’au retour des Pays-Bas nous songerons à nous fixer à Paris[5]. Mme du Châtelet vient d’acheter une maison bâtie par un des plus grands architectes de France, et peinte par Lebrun et par Lesueur : c’est une maison faite pour un souverain qui serait philosophe ; elle est heureusement dans un quartier de Paris qui est éloigné de tout ; c’est ce qui fait qu’on a eu pour deux cent mille francs ce qui a coûté deux millions à bâtir et à orner ; je la regarde comme une seconde retraite, comme un second Cirey. Croyez, monseigneur, que les larmes coulent de mes yeux quand je songe que tout cela n’est pas dans les États de Marc-Aurèle-Fédéric. La nature s’est bien trompée en me faisant naître bourgeois de Paris. Mon corps seul y sera ; mon âme ne sera jamais qu’auprès d’Émilie et de l’adorable prince dont je serai à jamais, avec le plus profond respect, et, si Son Altesse royale le permet, avec tendresse, etc.

  1. Cette lettre répond à celle du 22 mars, et celle du 10 mai répond à celle du 1er avril, que voici.
  2. Voyez les lettres 10533 et 1112.
  3. La Henriade, chant VIII.
  4. Je ne connais aucune édition de la Henriade qui ait ces vers dans le texte. Voltaire, dans sa lettre du 25 avril 1739, demande encore au prince la permission d’imprimer ces vers ; mais il les rétracta deux ans après les avoir faits ; voyez la lettre à Thieriot du 21 juin 1741. (B.)
  5. Voltaire y passa seulement les mois de septembre et d’octobre 1739 ; mais Mme du Châtelet descendit alors à l’hôtel de Richelieu, et Voltaire à celui de Brie, rue Cloche-Perce, et non à l’hôtel Lambert, dont il est question ici. (Cl.)