Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1137

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Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 253-255).

1137. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
Le 16 avril.

J’apprends avec bien du chagrin que le meilleur protecteur que j’aie à Paris, celui qui m’encourage davantage, et à qui je suis le plus redevable, va faire les affaires du roi très-chrétien dans la triste cour du Portugal, et contreminer les Anglais, au lieu de me défendre contre l’abbé Desfontaines. Mon protecteur, mon ancien camarade de collège, monsieur l’ambassadeur, je suis au désespoir que vous partiez[1]. Ma lettre, pour un homme[2] dont je n’ai nul sujet de me louer, vous a donc paru bien ; et vous me croyez si politique que vous me proposez tout d’un coup pour aller amuser le futur roi de Prusse. Si j’étais homme à prétendre à l’une de ces places-là, ce serait sûrement auprès de ce prince que j’en briguerais une.

Vous avez lu, monsieur, une de ses lettres ; vous avez été sensiblement touché d’un mérite si rare. Connaissez-le donc encore plus à fond ; en voici une autre que j’ai l’honneur de vous confier : vous verrez à quel point ce prince est homme. Mais, malgré l’excès de ses bontés et de son mérite, je ne quitterais pas un moment les personnes à qui je suis attaché pour l’aller trouver. J’aime bien mieux dire : Émilie ma souveraine, que le roi mon maître.

Si jamais il est roi, et que M. du Châtelet puisse être envoyé auprès de lui avec un titre honorable et convenable, à la bonne heure. En ce cas, je verrai le modèle des rois ; mais, en attendant, je resterai avec le modèle des femmes.

Je n’osais vous envoyer le Mémoire que j’ai composé depuis peu, parce que je craignais de vous commettre ; mais il me paraît si mesuré que je crois que je vous l’enverrais, fussiez-vous M. Hérault. Enfin vous me l’ordonnez par votre lettre à M. du Châtelet, et j’obéis. Daignez en juger ; quidquid ligaveris et ego ligabo[3].

Maintenant, monsieur, prenez, s’il vous plaît, des arrangements pour que je puisse vous amuser un peu à Lisbonne. Je veux payer vos bontés de ma petite monnaie. Je vous enverrai des chapitres de Louis XIV, des tragédies, etc. Je suis à vous en vers et en prose, et c’est à vous que je dois dire :

Ô toi, mon support et ma gloire,
Que j’aime à nourrir ma mémoire
Des biens que ta vertu m’a faits,
Lorsqu’en tout lieu l’ingratitude
Se fait une farouche étude
De l’oubli honteux des bienfaits !

C’est le commencement d’une ode[4] ; mais peut-être n’aimez-vous pas les odes.

Aimez du moins les sentiments de reconnaissance qui m’attachent à vous depuis si longtemps, et dites à ce chancelier[5], qui devrait être le seul chancelier, qu’il doit bien m’aimer aussi un peu, quoiqu’il n’écrive guère, et qu’il n’aime pas tant les belles-lettres que son aîné.

Mme  du Châtelet vous fait les plus tendres compliments ; elle a brûlé les cartes géographiques qui lui ont prouvé que votre chemin n’est pas par Cirey.

Adieu, monsieur ; ne doutez pas de ma tendre et respectueuse reconnaissance.

  1. Voyez, tome XXXIV, une note sur la lettre 854.
  2. Cet homme était probablement Hérault.
  3. Quodcumque ligaveris super terram, erit ligatum et in cœlis. (Matth., xvi. 19.)
  4. Voyez l’Ode au duc de Richelieu.
  5. M. le comte d’Argenson, chancelier du duc d’Orléans. (Miger.)