Correspondance de Voltaire/1739/Lettre 1159

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1739
Correspondance : année 1739GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 274-276).

1159. — DE FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE.
Ruppin, 16 mai.

Mon cher ami, j’ai reçu deux de vos lettres[1] presque en même temps, et sur le point de mon départ pour Berlin, de façon que je ne puis répondre qu’en gros à toutes les deux.

Je vous ai une obligation infinie de ce que vous m’avez communiqué les changements que vous avez faits à la Henriade. Il n’y a que vous qui soyez supérieur à vous-même ; tous les changements que je viens de lire sont très-bons, et je ne cesse de m’étonner de la force que la langue française prend dans vos ouvrages. Si Virgile fût né citoyen de Paris, il n’aurait pu rien faire d’approchant du combat de Turenne. Il y a un feu, dans cette description, qui m’enlève. Avouez-nous la vérité ; vous y fûtes présent à ce combat, vous l’avez vu de vos yeux, et vous avez écrit sur vos tablettes chaque coup d’épée porté, reçu, et paré ; vous avez noté chacun des gestes des champions, et, par cette force supérieure qu’ont les grands génies, vous avez lu dans leurs cœurs ce que pensaient ces vaillants combattants.

Le Carrache n’eût pas mieux dessiné les attitudes difficiles de ce duel ; et Lebrun, avec tout son coloris, n’aurait assurément rien fait de semblable au petit portrait de la réfraction que fait l’aimable, le cher poëte philosophe.

L’endroit ajouté au chant septième est encore admirable, et très-propre à occuper une place dans l’édition que je fais préparer de la Henriade. Mais, mon cher Voltaire, ménagez la race des bigots, et craignez vos persécuteurs ; ce seul article est capable de vous faire des affaires de nouveau ; il n’y a rien de plus cruel que d’être soupçonné d’irréligion. On a beau faire tous les efforts imaginables pour sortir de ce blâme, cette accusation dure toujours ; j’en parle par expérience, et je m’aperçois qu’il faut être d’une circonspection extrême sur un article dont les sots font un point principal[2].

Vos vers sont conformes à la raison, ils doivent ainsi l’être à la vérité ; et c’est justement pourquoi les idiots et les stupides s’en formaliseront. Ne les communiquez donc point à votre ingrate patrie ; traitez-la comme le soleil traite les Lapons. Que la vérité et la beauté de vos productions ne brillent donc que dans un endroit où l’auteur est estimé et vénéré, dans un pays enfin où il est permis de ne point être stupide, où l’on ose penser et où l’on ose tout dire.

Vous voyez bien que je parle de l’Angleterre. C’est là que j’ai trouvé convenable de faire graver la Henriade. Je ferai l’avant-propos[3], que je vous communiquerai avant que de le faire imprimer. Pine[4] composera les tailles-douces, et Knobelsdorff[5] les vignettes. On ne saurait assez honorer cet ouvrage, et on n’en peut assez estimer l’auteur respectable. La postérité m’aura l’obligation de la Henriade gravée, comme nous l’avons à ceux qui nous ont conservé l’Énéide, ou les ouvrages de Phidias et de Praxitèle.

Vous voulez donc que mon nom entre dans vos ouvrages. Vous faites comme le prophète Élie, qui, montant au ciel, à ce qu’en dit l’histoire, abandonna son manteau au prophète Elisée[6]. Vous voulez me faire participer à votre gloire. Mon nom sera comme ces cabanes qui se trouvent placées dans de belles situations : on les fréquente à cause des paysages qui les environnent.

Après avoir parlé de la Henriade et de son auteur, il faudrait s’arrêter et ne point parler d’autres ouvrages ; je dois cependant vous tenir compte de mes occupations.

C’est actuellement Machiavel qui me fournit de la besogne. Je travaille aux notes sur son Prince, et j’ai déjà commencé un ouvrage qui réfutera entièrement ses maximes, par l’opposition qui se trouve entre elles et la vertu, aussi bien qu’avec les véritables intérêts des princes. Il ne suffit point de montrer la vertu aux hommes, il faut encore faire agir les ressorts de l’intérêt, sans quoi il y en a très-peu qui soient portés à suivre la droite raison.

Je ne saurais vous dire le temps où je pourrai avoir rempli cette tâche, car beaucoup de dissipations me viendront à présent distraire de l’ouvrage. J’espère cependant, si ma santé le permet, et si mes autres occupations le souffrent, que je pourrai vous envoyer le manuscrit d’ici à trois mois. Nisus et Euryale attendront, s’il leur plaît, que Machiavel soit expédié. Je ne vas que l’allure de ces pauvres mortels qui cheminent tout doucement, et mes bras n’embrassent que peu de matière.

Ne vous imaginez pas, je vous prie, que tout le monde ait cent bras comme Voltaire-Briarée. Un de ses bras saisit la physique, tandis qu’un autre s’occupe avec la poésie, un autre avec l’histoire, et ainsi à l’infini. On dit que cet homme a plus d’une intelligence unie à son corps, et que lui seul fait toute une académie. Ah ! qu’on se sentirait tenté de se plaindre de son sort, lorsqu’on réfléchit sur le partage inégal des talents qui nous sont échus ! On me parlerait en vain de l’égalité des conditions ; je soutiendrai toujours qu’il y a une différence infinie entre cet homme universel dont je viens de parler, et le reste des mortels.

Ce me serait une grande consolation, à la vérité, de le connaitre ; mais nos destins nous conduisent par des routes si différentes qu’il paraît que nous sommes destinés à nous fuir.

Vous m’envoyez des vers pour la nourriture de mon esprit, et je vous envoie des recettes pour la convalescence de votre corps. Elles sont d’un très-habile médecin que j’ai consulté sur votre santé ; il m’assure qu’il ne désespère point de vous guérir ; servez-vous de ses remèdes, car j’ai l’espérance que vous vous en trouverez soulagé.

Comme cette lettre vous trouvera, selon toutes les apparences, à Bruxelles, je peux vous parler plus librement sur le sujet de Son Éminence[7] et de toute votre patrie. Je suis indigné du peu d’égard qu’on a pour vous, et je m’emploierai volontiers pour vous procurer du moins quelque repos. Le marquis de La Chétardie, à qui j’avais écrit, est malheureusement parti de Paris ; mais je trouverai bien le moyen de faire insinuer au cardinal ce qui est bon qu’il sache, au sujet d’un homme que j’aime et que j’estime.

Le vin de Hongrie et l’ambre partiront dès que je saurai si c’est à Bruxelles que vous fixerez votre étoile errante et la chicane. Mon marchand de vin, Honi[8], vous rendra cette lettre ; mais, lorsque vous voudrez me répondre, je vous prie d’adresser vos lettres au général Borcke, à Vesel.

Le cher Césarion, qui est ici présent, ne peut s’empêcher de vous réitérer tout ce que l’estime et l’amitié lui font sentir sur votre sujet.

Vous marquerez bien à la marquise jusqu’à quel point j’admire l’auteur de l’Essai sur le Feu, et combien j’estime l’amie de M. de Voltaire.

Je suis, avec ces sentiments que votre mérite arrache à tout le monde, et avec une amitié plus particulière encore, votre très-fidèle ami,

Fédéric.

  1. Les lettres 1090 et 1135.
  2. Voyez la lettre de Frédéric, du 14 mai 1737.
  3. Il porte le titre d’Éloge de la Henriade. Frédéric envoya cet Éloge à Voltaire avec sa lettre 1197.
  4. J. Pine, artiste anglais, après avoir gravé un Horace entier, qui parut de 1733 à 1737, en deux volumes in-8o, s’occupait de la gravure d’un Virgile. Les Bucoliques et les Géorgiques sont les seules parties qui aient été publiées par Robert Pine, son fils, en 1774. Quant à la Henriade, Frédéric, devenu roi, changea de dessein ; voyez les lettres 1249, 1265 et 1274.
  5. Voyez tome XXXIV, page 242.
  6. Rois, livre II, chap. ii, verset 13.
  7. Le cardinal de Fleury.
  8. Voyez la lettre de Frédéric II à Voltaire, du 5 septembre 1740.