Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1227

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 361-362).

1227. — À M. DE CIDEVILLE.
À Bruxelles, ce 9 janvier.

Mon très-cher ami, depuis le moment où vous m’apparûtes à Paris, j’accompagnai Mme  de Richelieu jusqu’à Langres. Je retournai à Cirey, de Cirey j’allai à Bruxelles ; j’y suis depuis plus d’un mois, et si ce mois n’a pas été employé à vous écrire, il l’a été à écrire pour vous, à mon ordinaire. Je n’ai jamais été si inspiré de mes dieux, ou si possédé de mes démons[1]. Je ne sais si les derniers efforts que j’ai faits sont ceux d’un feu prêt à s’éteindre ; je vous enverrai ma besogne, mon cher ami, et vous en jugerez.

Vous y verrez du moins un homme que les persécutions ne découragent point, et qui aime assurément les belles-lettres pour elles-mêmes. Elles me seront éternellement chères, quelques ennemis qu’elles m’aient attirés. Cesserai-je d’aimer des fruits délicieux, parce que des serpents ont voulu les infecter de leur venin ?

On avait préparé à Paris un petit Recueil de la plupart de mes pièces fugitives, mais fort différentes de celles que vous avez[2] ; et, en vérité, il fallait bien qu’il en parût enfin une bonne leçon, après toutes les copies informes qui avaient inondé le public dans tant de brochures qui paraissent tous les mois. J’avais donc corrigé le tout avec un très-grand soin ; on avait mis à la tête de cette petite collection le commencement de mon Essai sur le Siècle de Louis XIV. Si vous ne l’avez pas vu, je vous l’enverrai. Vous jugerez si ce n’est pas l’ouvrage d’un bon citoyen, d’un bon Français, d’un amateur du genre humain, et d’un homme modéré. Je ne connais aucun auteur citramontain[3] qui ait parlé de la cour de Rome avec plus de circonspection, et j’ose dire que le frontispice de cet ouvrage était l’entrée d’un temple bâti à l’honneur de la vertu et des arts. Les premières pierres de ce temple sont tombées sur moi ; la main des sots et des bigots a voulu apparemment m’écraser sous cet édifice, mais ils n’y ont pas réussi ; et l’ouvrage et moi nous subsisterons.

Louis XIV donna deux mille écus de pension aux Pellisson, aux Racine, aux Despréaux, aux Valincour, pour écrire son histoire, qu’ils ne firent point. J’ai embrassé, à moins de frais, un objet plus important, plus digne de l’attention des hommes ; l’histoire d’un siècle plus grand que Louis le Grand. J’ai fait la chose gratis, ce qui devait plaire par le temps qui court ; mais le bon marché n’a pas empêché qu’on en ait agi avec moi comme si j’étais parmi des Vandales ou des Gépides. Cependant, mon cher ami, il y a encore d’honnêtes gens, il y a des êtres pensants, des Émilie, des Cideville, qui empêchent que la barbarie n’ait droit de prescription parmi nous. C’est avec eux que je me console ; ce sont eux qui sont ma récompense.

Que faites-vous, mon cher ami ? Êtes-vous à Rouen ou à la campagne, avec les Thomson ou avec les Muses ? Quand vivrons-nous ensemble ? car vous savez bien que nous y vivrons. Il faut qu’à la fin le petit nombre des adeptes se rassemble dans un petit coin de terre. Nous y serons comme les bons Israélites en Égypte, qui avaient la lumière pour eux tout seuls, à ce qu’on dit, pendant que la cour de Pharaon était dans les ténèbres[4]. Mme  du Châtelet vous fait les compliments les plus sincères et les plus vifs.

Adieu, mon cher Cideville, adieu, jusqu’au premier envoi que je vous ferai de mes bagatelles, V.

Il y a quatre jours que cette lettre est écrite ; j’ai eu quatre accès de fièvre depuis. Je me porte mieux. Mme  du Châtelet vous fait ses compliments.

  1. Voltaire venait de retoucher le Fanatisme.
  2. Voyez la lettre 461 ; il y est question du Recueil adressé par Voltaire à Cideville en février 1735.
  3. Toutes les éditions portent ultramontain ; mais l’original autographe porte citramontain ; ce qui est bien différent. (Cl.)
  4. Exode, x, 23.