Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1239

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 379-380).

1239. — À MADEMOISELLE QUINAULT.
Ce 4 février, à Bruxelles, rue de la Grosse-Tour.

Dans l’instant que je recevais votre lettre, mademoiselle, M. le marquis du Châtelet partait pour Paris avec deux paquets adressés à l’un des anges gardiens : de ces deux paquets l’un contient Mahomet, et l’autre la petite Zulime que vous voulez bien favoriser d’un peu de bienveillance. Je crois qu’il faut absolument s’en tenir à cette dernière leçon de Zulime. Si, parmi vos occupations, il vous reste encore quelque idée de cette Africaine, permettez-moi de remarquer que l’intérêt de cette pièce commençait à se refroidir au moment qu’on devait naturellement croire qu’il allait augmenter : c’était quand Zulime apprenait que son amant venait de tuer son père, et un père qu’elle aimait. Le désespoir qu’inspirait à Zulime la mort de ce vieillard respectable ne faisait aucun effet. La raison en est que Zulime ayant abandonné son père pour son amant, et ayant essuyé de ce père outragé tant de reproches, et craignant d’en être punie, doit, dans le fond de son cœur, n’être pas si fâchée de sa mort ; elle n’est pas dans le cas de Chimène : ainsi tout ce qui est naturel dans Chimène doit paraître forcé dans Zulime, et tout ce qui s’écarte d’une ligne de la simple nature ne peut jamais réussir, quelque effort de génie qu’on emploie, et quelques fleurs dont on orne un défaut capital. Peu de spectateurs sentiraient la raison de ce que j’ai l’honneur de vous dire ; mais il n’y en a aucun qui ne sentit l’effet. On ne peut remuer le cœur sur la fin d’une tragédie que par le même intérêt qui en a ouvert l’entrée dans le commencement. C’est l’amour seul, c’est l’embarras de savoir à qui appartiendra Ramire, qui font le sujet des premiers actes ; ils doivent donc faire uniquement le sujet des derniers. Je crois avoir rempli ce devoir indispensable dans les deux derniers actes de la nouvelle Zulime ; je crois que cet intérêt, qui est toujours le même sous des faces différentes, ne peut manquer de toucher. J’ajoute qu’on est incertain du dénoûment jusqu’à la fin de la dernière scène, et qu’il y a quatre acteurs intéressants qui tiennent le théâtre rempli depuis le premier acte jusqu’au dernier. Pardonnez-moi cette petite apologie que je soumets à votre critique et à vos lumières.

À l’égard de Mahomet, je suis aussi mécontent que vous du dernier acte ; mais je crois qu’en mettant la reconnaissance à la fin du quatrième, et l’amenant naturellement en présence du père tout sanglant, et blessé par son fils, et revenant sur la scène tenant le poignard dont il a été frappé ; je crois, dis-je, que c’est le seul moyen de pousser dans cet acte la terreur et la tendresse à son comble, et de réserver beaucoup d’étoffe pour le cinquième. Il était impossible que la reconnaissance pût toucher au cinquième acte ; il faut qu’elle se fasse quand le sang versé du père est tout chaud. Je ne connais point en ce cas de reconnaissance qui excite plus la terreur et la pitié ; mais partout ailleurs elle sera froide. Revenons à votre protégée Zulime : je vous demande en grâce, ou de ne pas souffrir que Minet transcrive les rôles ailleurs que chez vous, ou de vouloir bien prendre un autre copiste, car Minet commence toujours par faire une copie pour lui, et la vend à toutes les troupes de campagne ; j’en ai la preuve. Pour les rôles, je m’en remets absolument à votre goût et à votre justice. Comptez à jamais, mademoiselle, je vous en conjure, sur le dévouement que j’ai pour vous, et sur tous les sentiments avec lesquels je vous serai attaché toute ma vie. V.

Mme  du Châtelet vous fait les plus tendres compliments.