Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1271

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 428-431).

1271. — À FRÉDÉRIC, PRINCE ROYAL DE PRUSSE[1].

Monseigneur,

On vous dit à Ruppin rendu.
Sauvé de la foule importune
Du courtisan trop assidu.
Et des attraits de la Fortune,
Entre les bras de la Vertu.

Les gazettes disent que Votre Altesse royale y fait faire un manège ; apparemment qu’il y aura une place pour le cheval Pégase, qui me paraît un des chevaux de votre écurie que vous montez le plus souvent. Vous vous étonnez, monseigneur, que ma faible santé m’ait laissé assez de forces pour faire quelques ouvrages médiocres ; et moi, je suis bien plus surpris que la situation où vous avez été si longtemps ait pu vous laisser dans l’esprit assez de liberté pour faire des choses si singulières. Faire des vers, quand on n’a rien à faire, ne m’effraye point ; mais en faire de si bons, et dans une langue étrangère, quand on est dans une crise si violente[2], cela est fort au-dessus de mes forces.

Tantôt votre muse badine
Dans un conte folâtre, et rit ;
Tantôt sa morale divine
Éclaire et forme notre esprit.
Je vois là votre caractère ;
Vous êtes fait assurément
Pour l’agréable et pour le grand.
Pour nous gouverner, pour nous plaire ;
Il est gens dans le ministère
De qui je n’en dirais pas tant.

Je n’ai point ici les ouvrages de Boileau ; mais je me souviens qu’il traduisit, en deux vers[3], le vers d’Horace :

Tantalus a labris sitiens fugientia captât
Flumina
.

(Lib. I, sat. i, v. 68.)

Vous, le Boileau des princes, vous le traduisez en un seul[4] : eh, tant mieux ! cela en est bien plus fort et plus énergique. J’aime à vous voir imperatoriam gravitatem.

Ce n’est pas là le style qu’en général on reproche aux Allemands. Or, à présent que j’ai eu l’honneur de vous prouver en passant que vous aviez ce petit avantage sur Boileau, il n’est plus surprenant que je vous dise, monseigneur, en toute humilité, qu’il y a dans votre épître plusieurs vers que je serais bien glorieux d’avoir faits. Votre Altesse royale entend l’art de s’exprimer autant que celui d’être heureux dans toutes les situations. On dit ici Sa Majesté entièrement rétablie. Les vœux de votre cœur vertueux sont exaucés.

Vous direz toujours comme Horace :

Nave ferar magna an parva, ferar unus et idem.

(Lib. II, ep. ii, v. 200.)

Les plaisirs, l’amitié, l’étude,
Vous suivront dans la solitude.
Du haut du mont Rémus vous instruirez les rois ;
Le véritable trône est partout où vous êtes.
Les arts et les vertus, dans vos douces retraites.
Parlent par votre bouche, et nous donnent des lois ;
Vous régnez sur les cœurs, et surtout sur vous-même.
Faut-il à votre front un autre diadème ?
À la laide coquette il faut des ornements,
À tout petit esprit, des dignités, des places ;
Le nain monte sur des échasses ;
Que de nains couronnés paraissent des géants !
Du nom de héros on les nomme ;
Le sot s’en éblouit, l’ambitieux les sert,
Le sage les évite, il n’aime qu’un grand homme ;
Ce grand homme est à Remusberg.

J’ai fait partir, monseigneur, pour cette délicieuse retraite, un gros paquet qui vaut mieux que tout ce que je pourrais envoyer à Votre Altesse royale. C’est la philosophie leibnitzienne[5] d’une Française devenue Allemande par son attachement à Leihnitz, et bien plus encore par celui qu’elle a pour vous.

Voici le temps où j’aurais une grande envie de voir un second tome des sentiments d’un certain membre du parlement d’Angleterre[6] sur les affaires de l’Europe ; il me semble que celles d’Angleterre, de Suède et de Russie, méritent bien l’attention de ce digne citoyen. Voilà la Suède, de menaçante qu’elle était autrefois, devenue mesurée ; la voilà embarrassée de sa liberté, et indécise entre l’argent d’Angleterre et celui de France, comme l’âne de Buridan entre deux mesures d’avoine[7]. Mais le citoyen dont je parle ne me donnera-t-il aucune permission sur l’Anti-Machiavel ? S’il veut en gratifier le public, il y a si peu de chose à faire, il n’y a plus que la besogne d’éditeur ; votre génie a fait tout ce qu’il faut. Le reste ne peut s’ajuster que quand on confrontera le texte de Machiavel pour le mettre vis-à-vis de la réponse, afin d’en faire un volume qui ne soit pas trop gros.

J’attends vos ordres pour tout, excepté pour vous admirer.

Il est bien douloureux que la goutte prenne à la main de M. de Keyserlingk, quand il est près de donner de ses nouvelles.

Ce Keyserlingk charmant, l’honneur de votre empire,
À dès longtemps gagné mon cœur ;
Je sens à la fois sa douleur
Et le chagrin de ne pouvoir le lire.

Souffrez, monseigneur, que la Henriade vous remercie encore de l’honneur que vous lui faites. Elle dit humblement avec Stace :

Nec lu divinam Æneida tenta,
Sed longe sequere, et vestigia semper adora.

(Theb., liv. XII, vers 816, 817.)

Je ne suis point si difficile ;
Ce serait pour moi trop d’honneur,
Si je marchais après Virgile
Chez mon prince et chez l’imprimeur.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance, etc.

  1. Le prince royal répondit, le 18 mai 1740, à cette lettre, qui doit être des premiers jours du même mois, et qui répond à celle de Frédéric du 15 avril précédent. (Cl.)
  2. Allusion à la maladie dont Frédéric-Guillaume mourut le 31 mai 1740.
  3. C’est en trois vers que Boileau (voyez les variantes de sa satire iv) avait traduit le vers d’Horace ; mais il les supprima sur la critique de Desmarets, à qui l’on doit la traduction de ce vers, citée dans la lettre 778, tome XXXIV, page 315.
  4. Dans l’Épitre sur la Gloire et sur l’Intérêt, Frédéric a dit :
    Mais, semblable à Tantale,
    L’onde en vain se présente à sa lèvre fatale.
  5. Les Institutions de physique, par Mme  du Châtelet. Voyez tome XXIII page 129.
  6. Voyez la lettre 851.
  7. Voyez, tome IX, le Prologue du chant XII de la Pucelle.