Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1295

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 459-461).

1295. — À M. LE MARQUIS D’ARGENSON.
À Bruxelles, le 18 juin.

Si j’avais l’honneur d’être auprès de mon cher monarque, savez-vous bien, monsieur, ce que je ferais ? Je lui montrerais votre lettre, car je crois que ses ministres ne lui donneront jamais de si bons conseils. Mais il n’y a pas d’apparence que je voie, du moins sitôt, mon messie du Nord, Vous vous doutez bien que je ne sais point quitter mes amis pour des rois ; et je l’ai mandé tout net à ce charmant prince, que j’appelle Votre Humanité, au lieu de l’appeler Votre Majesté. À peine est-il monté sur le trône[1] qu’il s’est souvenu de moi pour m’écrire la lettre la plus tendre, et pour m’ordonner, ce sont ses termes, de lui écrire toujours comme à un homme, et jamais comme à un roi.

Savez-vous que tout le monde s’embrasse dans les rues de Berlin, en se félicitant sur les commencements de son règne ? Tout Berlin pleure de joie ; mais, pour son prédécesseur, personne ne n’a pleuré, que je sache. Belle leçon pour les rois ! Les gens en place sont pour la plupart de grands misérables ; ils ne savent pas ce qu’on gagne à faire du bien.

J’ai cru faire plaisir, monsieur, au roi, à vous, et à M. de Valori, en lui transcrivant les propres paroles de ce ministre dont vous m’avez fait part : « Il commence son règne comme il y a apparence qu’il le continuera ; partout des traits de bonté, etc. » J’ai écrit aussi à M. de Valori ; j’ai fait plus encore, j’ai écrit[2] à M. le baron de Keyserlingk, favori du roi, et je lui ai transcrit les louanges non suspectes qui me reviennent de tous côtés de notre cher Marc-Aurèle prussien, et, surtout, les quatre lignes de votre lettre.

Vous m’avouerez qu’on aime d’ordinaire ceux dont on a l’approbation, et que le roi ne saura pas mauvais gré à M. de Valori de mon petit rapport, ni M. de Valori à moi. Des bagatelles établissent quelquefois la confiance, et la première des instructions d’un ministre c’est de plaire.

Les affaires me paraissent bien brouillées en Allemagne et partout, et je crois qu’il n’y a que le conseil de la Trinité qui sache ce qui arrivera dans la petite partie de notre petit tas de boue qu’on appelle Europe. La maison d’Autriche voudrait bien attaquer les Borbonides[3] ; mais sa pragmatique la retient. La Saxe et la Bavière disputeront la succession[4] ; Berg et Juliers est une nouvelle pomme de discorde, sans compter les Goths, Visigoths, et Gépides, qui pourraient danser dans cette pyrrhique de barbares.

Suave, mari magno turbantibus æquora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem.

(Lucr., lib. II, v. 1.)
Débrouille qui voudra ces fusées ; moi, je cultive en paix les arts, bien fâché que les comédiens aient voulu à toute force donner cette Zulime, que je n’ai jamais regardée que comme de la crème fouettée, dans le temps que j’avais quelque chose de meilleur à leur donner. J’ai eu l’honneur de vous en montrer les prémices.

Si me, Marce[5], tuis vatibus inseris,
Sublimi feriam sidéra verrice.

(Hor., lib. I, od. i, v. 35.)

Mme  du Châtelet vous fait mille compliments ; vous connaissez mon tendre et respectueux attachement.

  1. Le 31 mai 1740.
  2. Ces lettres à Valori et à Keyserlingk manquent.
  3. Les Bourbons, dont le nom latinisé est Borbonides, Borbonidæ.
  4. De l’cmpeicur Charles VI, mort le 20 octobre 1740.
  5. Marc était le prénom du comte d’Argenson, et non du marquis, son frère aîné.