Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1315

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 479-480).

1315. — À M. DE PONT-DE-VEYLE.
Ce lundi, 11 de juillet.
HUMBLES REMONTRANCES.

1° Je ne peux goûter le personnage qu’on veut que je fasse jouer à Hercide[1]. Si Séide s’échappe du camp de Mahomet pour se rendre à la Mecque, et si Hercide en fait autant, ces deux évasions, pour faire rendre dans un même lieu deux hommes dont on a besoin, seront alors un artifice du poëte peu vraisemblable, peu délié, et par là peu intéressant.

De plus, il ne me paraît pas raisonnable que Mahomet eût fait mettre en prison Hercide sur cette raison seule qu’Hercide a de l’amitié pour des enfants qu’il a élevés, et dont l’un est l’objet même de l’amour de Mahomet. Une troisième raison qui me détourne encore de faire ainsi revenir Hercide, c’est la nécessité où je serais d’interrompre le fil de l’action pour conter à plusieurs reprises l’emprisonnement et l’évasion d’Hercide. Je ne suis déjà chargé que de trop de récits préliminaires. Enfin il me parait plus court et plus tragique qu’Hercide demeure comme il était.

2° Pour les changements qu’on peut faire dans le détail des scènes de Mahomet et de Palmire, je m’y livrerai sans aucune répugnance.

3° J’essayerai le cinquième acte tel qu’on le propose, et je le dégrossirai pour voir s’il n’y a point là une action double ; si, le père étant mort, le spectateur attend encore quelque chose, et, surtout, si Mahomet ne porte pas le crime à un excès révoltant. Une lettre empoisonnée me paraît une chose assez délicate ; mais ce qui me fera le plus de peine c’est Palmire, qui doit être désarmée, et qui cependant doit se donner la mort. Je pourrais remédier à cet inconvénient en la faisant tuer avec le poignard qui a frappé Zopire, et que son frère apporterait à la tête des habitants ; mais il faut là de la promptitude. Il sera bien difficile que la douleur et le désespoir aient lieu dans l’âme de Mahomet, surtout dans un moment où il s’agit de sa vie et de sa gloire. Il ne sera guère vraisemblable qu’il déplore la perte de sa maîtresse dans une crise si violente. C’est un homme qui a fait l’amour en souverain et en politique ; comment lui donner les regrets d’un amant désespéré ? Cependant le moment où Mahomet se justifie aux yeux du peuple par ce faux miracle de la mort de Séide, et cet art étonnant de conserver sa réputation par un crime, est à mon gré une si belle horreur que je vais tout sacrifier pour peindre ce sujet de Rembrandt de ses couleurs véritables.

Ce 12 juillet, mardi.

Je viens d’esquisser ce cinquième acte à peu près tel qu’on l’a voulu. C’est aux anges qui m’inspirent à voir si je dois continuer. J’attends leur ordre et la grâce d’en haut, que je ne dois qu’à eux.

  1. Personnage muet de la suite de Mahomet.