Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1318

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 483-485).

1318. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À la Haye, le 20 juillet.

Tandis que Votre Majesté
Allait en poste au pôle arctique[1],
Pour faire la félicité
De son peuple lithuanique,
Ma très-chétive infirmité
Allait, d’un air mélancolique,
Dans un chariot détesté,
Par Satan sans doute inventé,
Dans ce pesant climat belgique.
Cette voiture est spécifique

Pour trémousser et secouer
Un bourguemestre apoplectique ;
Mais certe il fut fait pour rouer
Un petit Français très-étique,
Tel que je suis, sans me louer.

J’arrivai donc hier à la Haye, après avoir eu bien de la peine d’obtenir mon congé.

Mais le devoir parlait, il faut suivre ses lois ;
Je vous immolerais ma vie ;
Et ce n’est que pour vous, digne exemple des rois,
Que je peux quitter Émilie.

Vos ordres me semblaient positifs, la bonté tendre et touchante avec laquelle Votre Humanité me les a donnés me les rendait encore plus sacrés. Je n’ai donc pas perdu un moment. J’ai pleuré de voyager sans être à votre suite ; mais je me suis consolé, puisque je faisais quelque chose que Votre Majesté souhaitait que je fisse en Hollande.

Un peuple libre et mercenaire.
Végétant dans ce coin de terre,
Et vivant toujours en bateau,
Vend aux voyageurs l’air et l’eau,
Quoique tous deux n’y valent guère.
Là plus d’un fripon de libraire
Débite ce qu’il n’entend pas,
Comme fait un prêcheur en chaire ;
Vend de l’esprit de tous états.
Et fait passer en Germanie
Une cargaison de romans
Et d’insipides sentiments.
Que toujours la France a fournie.

La première chose que je fis hier, en arrivant, fut d’aller chez le plus retors et le plus hardi libraire du pays, qui s’était chargé de la chose en question. Je répète encore à Votre Majesté que je n’avais pas laissé dans le manuscrit un mot dont personne en Europe pût se plaindre. Mais malgré cela, puisque Votre Majesté avait à cœur de retirer l’édition, je n’avais plus ni d’autre volonté ni d’autre désir. J’avais déjà fait sonder ce hardi fourbe nommé Jean Van Duren, et j’avais envoyé en poste un homme qui, par provision, devait au moins retirer, sous des prétextes plausibles, quelques feuilles du manuscrit, lequel n’était pas à moitié imprimé : car je savais bien que mon Hollandais n’entendrait à aucune proposition. En effet, je suis venu à temps ; le scélérat avait déjà refusé de rendre une page du manuscrit. Je l’envoyai chercher, je le sondai, je le tournai de tous les sens ; il me fit entendre que, maître du manuscrit, il ne s’en dessaisirait jamais pour quelque avantage que ce pût être[2], qu’il avait commencé l’impression, qu’il la finirait.

Quand je vis que j’avais affaire à un Hollandais qui abusait de la liberté de son pays, et à un libraire qui poussait à l’excès son droit de persécuter les auteurs, ne pouvant ici confier mon secret à personne, ni implorer le secours de l’autorité, je me souvins que Votre Majesté dit, dans un des chapitres de l’Anti-Machiavel, qu’il est permis d’employer quelque honnête finesse en fait de négociation. Je dis donc à Jean Van Duren que je ne venais que pour corriger quelques pages du manuscrit : « Très volontiers, monsieur, me dit-il ; si vous voulez venir chez moi, je vous le confierai généreusement feuille à feuille, vous corrigerez ce qu’il vous plaira, enfermé dans ma chambre, en présence de ma famille et de mes garçons. »

J’acceptai son offre cordiale ; j’allai chez lui, et je corrigeai en effet quelques feuilles qu’il reprenait à mesure, et qu’il lisait pour voir si je ne le trompais point. Lui ayant inspiré par là un peu moins de défiance, j’ai retourné aujourd’hui dans la même prison où il m’a enfermé de même, et ayant obtenu six chapitres à la fois, pour les confronter, je les ai raturés de façon, et j’ai écrit dans les interlignes de si horribles galimatias et des coq-à-l’âne si ridicules, que cela ne ressemble plus à un ouvrage. Cela s’appelle faire sauter son vaisseau en l’air pour n’être point pris par l’ennemi. J’étais au désespoir de sacrifier un si bel ouvrage ; mais enfin j’obéissais au roi que j’idolâtre, et je vous réponds que j’y allais de bon cœur. Qui est étonné à présent et confondu ? C’est mon vilain. J’espère demain faire avec lui un marché honnête, et le forcer à me rendre le tout, manuscrit et imprimé[3] ; et je continuerai à rendre compte à Votre Majesté.

  1. Sur les rives du Prégel, qui se jette, aux environs de Kœnigsberg, dans le Frisch-Haff.
  2. Prosper Marchand, dans son Dictionnaire historique, I, 44, dit que Voltaire offrit à Van Duren deux mille florins de dédommagement.
  3. Van Duren prit le parti de faire rétablir, tant bien que mal, tous les passages effacés, et choisit pour cela, dit Prosper Marchand, le sieur La Martinière, son réparateur ordinaire de mauvais ouvrages.