Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1322

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 488-489).

1322. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Charlottenbourg, 29 juillet.

Mon cher ami, des voyageurs qui reviennent des bords du Frisch-Haff[1] ont lu vos charmants ouvrages, qui leur ont paru un restaurant admirable, et dont ils avaient grand besoin pour les rappeler à la vie. Je ne dis rien de vos vers, que je louerais beaucoup si je n’en étais le sujet ; mais un peu moins de louanges, et il n’y aurait rien de plus beau au monde.

Mon large ambassadeur, à panse rebondie,
Harangue le roi très-chrétien,
Et gens qu’il ne vit de sa vie ;
Il en gagnera l’étisie,
En très-bon rhétoricien.
Fleury nous affublait d’un bavard de sa clique,
Mutilé de trois doigts, courtois en matelot ;
Je me tais sur Camas, je connais sa pratique,
Et l’on verra s’il est manchot[2].

Les lettres de Camas ne sont remplies que de Bruxelles ; il ne tarit point sur ce sujet, et, à juger par ses relations, il semble qu’il ait été envoyé à Voltaire et non à Louis.

Je vous envoie les seuls vers que j’aie eu le temps de faire depuis longtemps. Algarotti les a fait naître ; le sujet est la Jouissance[3]. L’Italien supposait que nous autres habitants du Nord ne pouvions pas sentir aussi vivement que les voisins du lac de Garde. J’ai senti et j’ai exprimé ce que j’ai pu, pour lui montrer jusqu’où notre organisation pouvait nous procurer du sentiment. C’est à vous de juger si j’ai bien peint ou non. Souvenez-vous, au moins, qu’il y a des instants aussi difficiles à représenter que l’est le soleil dans sa plus grande splendeur ; les couleurs sont trop pâles pour les peindre, et il faut que l’imagination du lecteur supplée au défaut de l’art.

Je vous suis très-obligé des peines que vous voulez bien vous donner touchant l’impression de l’Anti-Machiavel. L’ouvrage n’était pas encore digne d’être publié ; il faut mâcher et remâcher un ouvrage de cette nature, afin qu’il ne paraisse pas d’une manière incongrue aux yeux du public, toujours enclin à la satire. Je me prépare à partir, sous peu de jours, pour le pays de Clèves[4]. C’est là que

J’entendrai donc les sons de la lyre d’Orphée ;
Je verrai ces savantes mains
Qui, par des ouvrages divins,
Aux cieux des immortels placent votre trophée.

J’admirerai ces yeux si clairs et si perçants,
Que les secrets de la nature,
Cachés dans une nuit obscure,
N’ont pu se dérober à leurs regards puissants.

Je baiserai cent fois cette bouche éloquente
Dans le sérieux et le badin,
Dont la voix folâtre et touchante
Va du cothurne au brodequin,
Toujours enchanteresse et toujours plus charmante

Enfin je me fais une véritable joie de voir[5] l’homme du monde entier que j’aime et que j’estime le plus.

Pardonnez mes lapsus calami et mes autres fautes. Je ne suis pas encore dans une assiette tranquille ; il me faut expédier mon voyage, après quoi j’espère trouver du temps pour moi.

Adieu, charmant, divin Voltaire ; n’oubliez pas les pauvres mortels de Berlin, qui vont faire diligence pour, joindre dans peu les dieux de Cirey.

Fédéric.

  1. Golfe de la mer Baltique, entre Dantzick et Kœnigsberg.
  2. Voyez la note 2 de la page 449.
  3. Les Œuvres de Frédéric II ne contiennent qu’une épître à Algarotti. Elle est sur l’Amour-propre.
  4. Frédéric partit de Potsdam le 15 août.
  5. Ce fut le 11 septembre suivant que Frédéric et Voltaire se virent pour la première fois.