Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1368

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 535-537).

1368. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Remusberg, 21 octobre.

Mon cher Voltaire, je vous suis mille fois obligé de tous les bons offices que vous me rendez, du Liégeois[1] que vous abattez, de Van Duren que vous retenez, et, en un mot, de tout le bien que vous me faites. Vous êtes enfin le tuteur de mes ouvrages, et le génie heureux que sans doute quelque être bienfaisant m’envoie pour me soutenir et m’inspirer.

Ô vous, mortels ingrats ! ô vous, cœurs insensibles !
Qui ne connaissez point l’amour ni la pitié,
Qui n’enfantez jamais que des projets nuisibles,
Adorez l’Amitié.

La vertu la fit naître, et les dieux la douèrent
De l’honneur scrupuleux, de la fidélité ;
Les traits les plus brillants et les plus doux l’ornèrent
De la divinité.

Elle attire, elle unit les âmes vertueuses,
Leur sort est au-dessus de celui des humains ;
Leurs bras leur sont communs, leurs armes généreuses
Triomphent des destins.

Tendre et vaillant Nisus, vous, sensible Euryale[2],
Héros dont l’amitié, dont le divin transport
Sut resserrer les nœuds de votre ardeur égale
Jusqu’au sein de la mort ;

Vos siècles engloutis du temps qui les dévore,
Contre les hauts exploits à jamais conjurés,
N’ont pu vous dérober l’encens dont on honore
Vos grands noms consacrés.


Un nom plus grand me frappe et remplit l’hémisphère ;
L’auguste Vérité dresse déjà l’autel,
Et l’Amitié paraît pour te placer, Voltaire,
Dans son temple immortel.

Mornai[3], de ces lambris habitant pacifique,
Dès longtemps solitaire, heureux et satisfait,
Entend ta voix, s’étonne, et son âme héroïque
T’aperçoit sans regret.

« Par zèle et par devoir j’ai secondé mon maître ;
Ou ministre, ou guerrier, j’ai servi tour à tour ;
Ton cœur plus généreux assiste (sans paraître)
Ton ami par amour.

Celui qui me chanta m’égale et me surpasse ;
Il m’a peint d’après lui ; ses crayons lumineux
Ornèrent mes vertus, et m’ont donné la place
Que j’ai parmi les dieux. »

Ainsi parlait ce sage ; et les intelligences
Aux bouts de l’univers l’annonçaient aux vivants ;
Le ciel en retentit, et ses voûtes immenses
Prolongeaient leurs accents.

Pendant qu’on t’applaudit et que ton éloquence
Terrasse, en ma faveur, deux venimeux serpents[4],
L’amitié me transporte, et je m’envole en France
Pour fléchir tes tyrans.

O divine amitié d’un cœur tendre et flexible !
Seul espoir dans ma vie, et seul bien dans ma mort,
Tout cède devant toi ; Vénus est moins sensible.
Hercule était moins fort.

J’emploie toute ma rhétorique auprès d’Hercule de Fleury pour voir si l’on pourra l’humaniser sur votre sujet. Vous savez ce que c’est qu’un prêtre, qu’un politique, qu’un homme très-têtu, et je vous prie d’avance de ne me point rendre responsable des succès qu’auront mes sollicitations ; c’est un Van Duren placé sur le trône.

Ce Machiavel[5] en barrette,
Toujours fourré de faux-fuyants,
Lève de temps en temps sa crête,
Et honnit les honnêtes gens.

Pour plaire à ses jeux bienséants
Il faut entonner la trompette
Des éloges les plus brillants,
Et parfumer sa vieille idole
De baume arabique et d’encens.
Ami, je connais ton bon sens ;
Tu n’as pas la cervelle folle
De l’abjecte faveur des grands,
Et tu n’as point l’âme assez molle
Pour épouser leurs sentiments.
Fait pour la vérité sincère,
À ce vieux monarque mitré.
Précepteur de gloire entouré,
Ta franchise ne saurait plaire.

  1. Le prince-évêque de Liège.
  2. Frédéric, en 1739, avait commencé une tragédie intitulée Nisus et Euryale.
  3. Un membre de la famille de Philippe de Mornai s’est marié, il y a plusieurs années, à une arrière-petite-nièce de Voltaire. (Cl.)
  4. Van Duren et le vieil évêque de Liège.
  5. Jusqu’à présent le roi n’avait fait que trois syllabes de Machiavel, et cinq de machiavélisme ; mais, dans ses vers faisant partie de la lettre 1360, voyez page.520, Voltaire ayant employé ce mot comme il doit l’être pour quatre syllabes, Frédéric n’eut pas besoin d’autre avertissement.