Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1372

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 540-541).

1372. — À M. HELVÉTIUS,
à paris.
À la Haye, au palais du roi de Prusse, ce 27 d’octobre.

Mon cher et jeune Apollon, mon poëte philosophe, il y a six semaines que je suis plus errant que vous. Je comptais, de jour en jour, repasser par Bruxelles, et y relire deux pièces[1] charmantes de poésie et de raison, sur lesquelles je vous dois beaucoup de points d’admiration, et aussi quelques points interrogants. Vous êtes le génie que j’aime, et qu’il fallait aux Français. Il vous faut encore un peu de travail, et je vous réponds que vous irez au sommet du temple de la gloire par un chemin tout nouveau. Je voudrais bien, en attendant, trouver un chemin pour me rapprocher de vous. La Providence nous a tous dispersés ; Mme  du Châtelet est à Fontainebleau ; je vais peut-être à Berlin ; vous voilà, je crois, en Champagne ; qui sait cependant si je ne passerai pas une partie de l’hiver à Cirey[2], et si je n’aurai pas le plaisir de voir celui qui est aujourd’hui nostri spes altera Pindi[3] ? Ne seriez-vous pas à présent avec M. de Buffon ? Celui-là va encore à la gloire par d’autres chemins ; mais il va aussi au bonheur, il se porte à merveille. Le corps d’un athlète et l’âme d’un sage, voilà ce qu’il faut pour être heureux.

À propos de sage, je compte vous envoyer incessamment un exemplaire de l’Anti-Machiavel ; l’auteur était fait pour vivre avec vous. Vous verrez une chose unique, un Allemand qui écrit mieux que bien des Français qui se piquent de bien écrire ; un jeune homme qui pense en philosophe, et un roi qui pense en homme. Vous m’avez accoutumé, mon cher ami, aux choses extraordinaires. L’auteur de l’Anti-Machiavel et vous sont deux choses qui me réconcilient avec le siècle. Permettez-moi d’y mettre encore Émilie ; il ne la faut pas oublier dans la liste, et cette liste ne sera jamais bien longue.

Je vous embrasse de tout mon cœur ; mon imagination et mon cœur courent après vous.

  1. Voyez ces pièces avec les remarques de Voltaire, tome XXIII, pages 5 et suivantes.
  2. Voltaire etMme  du Châtelet, après avoir passé toute l’année 1741 à Bruxelles, n’allèrent à Cirey qu’au mois de décembre de la même année, et ils n’y restèrent que quelques semaines.
  3. Virgile, Æn., XII, 168, a dit : Magnæ spes altéra Romæ.