Correspondance de Voltaire/1740/Lettre 1388

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Correspondance de Voltaire/1740
Correspondance : année 1740GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 35 (p. 556-557).

1388. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Quartier de Herrendorf, en Silésie, 23 décembre.

Mon cher Voltaire, j’ai reçu deux de vos lettres, mais je n’ai pu y répondre plus tôt ; je suis comme le roi d’échecs de Charles XII, qui marchait toujours. Depuis quinze jours nous sommes continuellement par voie et par chemin, et par le plus beau temps du monde.

Je suis trop fatigué pour répondre à vos charmants vers, et trop saisi de froid pour en savourer tout le charme ; mais cela reviendra. Ne demandez point de poésie à un homme qui fait actuellement le métier de charretier, et même quelquefois de charretier embourbé. Voulez-vous savoir ma vie :

Nous marchons depuis sept heures jusqu’à quatre de l’après-midi. Je dîne alors ; ensuite je travaille, je reçois des visites ennuyeuses ; vient après un détail d’affaires insipides. Ce sont des hommes difficultueux à rectifier, des têtes trop ardentes à retenir, des paresseux à presser, des impatients à rendre dociles, des rapaces à contenir dans les bornes de l’équité, des bavards à écouter, des muets à entretenir ; enfin il faut boire avec ceux qui en ont envie, manger avec ceux qui ont faim ; il faut se faire juif avec les juifs, païen avec les païens.

Telles sont mes occupations, que je céderais volontiers à un autre, si ce fantôme nommé la Gloire ne m’apparaissait trop souvent. En vérité, c’est une grande folie, mais une folie dont il est trop difficile de se départir, lorsqu’une fois on en est entiché.

Adieu, mon cher Voltaire ; que le ciel préserve de malheur celui avec lequel je voudrais souper après m’être battu ce matin ! Le cygne de Padoue[1] s’en va, je crois, à Paris, profiter de mon absence ; le philosophe géomètre[2] carre des courbes ; le philosophe littérateur[3] traduit du grec, et le savant doctissime[4] ne fait rien, ou peut-être quelque chose qui en approche beaucoup.

Adieu, encore une fois, cher Voltaire, n’oubliez pas les absents qui vous aiment.

Fédéric.

  1. Algarotti.
  2. Maupertuis.
  3. Dumolard.
  4. Jordan.