Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1444

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 60-61).


1444. — À M. DE MAUPERTUIS.
À Bruxelles, ce 28 mai.

Vous n’avez pas sans doute reçu les lettres que Mme  du Châtelet et moi nous vous avons écrites à Vienne. Si vous aviez pu savoir la douleur dont nous fûmes pénétrés sur le faux bruit de votre mort, vous m’écririez avec un peu plus d’amitié, et vous ne vous borneriez point à me parler au nom de la reine mère[1]. Est-il possible que ce soit vous qui ayez des inégalités ! Je ne vous cacherai point qu’on m’a mandé que vous vous étiez plaint à Berlin d’expressions dont je m’étais servi en parlant de vous. Je ne me souviens pas d’en avoir jamais employé d’autres que celles de digne appui de Newton, de mon maitre dans l’art de penser.

Je l’ai dit en vers et en prose, et vous n’avez jamais eu de partisan plus attaché que moi. Si ce sont ces expressions qui vous ont choqué, je vous avertis que je ne m’en corrigerai pas et que, si vous avez de l’inégalité dans l’humeur et de l’injustice dans le cœur, je ne vous en regarderai pas moins comme un homme qui fait honneur à son siècle. Mais il m’en coûterait infiniment d’être réduit à n’avoir pour vous que les froids sentiments de l’estime.

Je vous ai toujours aimé, et ne vous ai jamais manqué. Je suis en droit, par mon amitié, de vous gronder vivement, de vous reprocher votre humeur avec moi. J’use de mes droits, et je vous conjure de ne jamais croire que je puisse ni penser ni parler de vous d’une manière qui vous déplaise. C’est une vérité aussi incontestable que celle de l’aplatissement des pôles.

Si vous écrivez au roi, je vous prie de lui dire qu’il y a près d’un mois que je suis malade : c’est ce qui m’empêche de répondre à la lettre charmante dont il m’a honoré. Vous pourrez aisément m’excuser envers Sa Majesté de la manière dont vous savez tout dire.

Vous savez qu’on n’a pas été trop content dans le monde de la lettre de M. de Mairan, et qu’on l’a été beaucoup de celle de Mme  du Châtelet[2]. L’Académie est toujours partagée sur les forces vives. J’ai pris la liberté d’entrer dans la querelle et d’envoyer un mémoires[3] à l’Académie. Je voulais un jugement ; mais MM. Camus[4] et Pitot, nommés commissaires, se sont contentés de dire que je n’entendais pas mal la matière ; et M. Pitot prétend que le fond de la chose est aussi difficile que la quadrature du cercle. Je ne croyais pas que cette question fût si profonde.

Savez-vous que M. de La Trimouille[5] est mort de la petite vérole ? Ce n’était pas un grand géomètre, mais c’était un homme infiniment aimable à ce qu’on dit.

Si vous faites un tour à Paris, prenez votre chemin par Bruxelles vous y verrez une dame plus digne que jamais de vous voir, et un homme qui mérite votre amitié, parce qu’il vous aime autant qu’il vous estime.

Je reçois dans ce moment une lettre du roi, dans laquelle il me conte votre aventure de Mollwitz avec tout l’esprit que vous lui connaissez. Je suis si malade que je ne peux répondre à ses jolis vers. Je vous prie, plus que jamais, de faire mes excuses en cas que vous lui écriviez. S’il pense comme moi, il doit préférer votre prose à mes vers.

Adieu, mon cher monsieur ; aimez-moi un peu, je vous en prie, et ne me tenez pas rigueur.

Du très-humble et très-obéissant, vous n’en aurez pas de Voltaire.

  1. Sophie-Dorothée, sœur de George II, roi d’Angleterre, mère de Frédéric II.
  2. Voyez les Doutes sur les forces motrices, tome XXIII, page 165.
  3. Voyez, sur ces lettres, les notes 1 et 4 de la page 31.
  4. Charles-Étienne-Louis Camus, auteur d’un mémoire sur les forces vives, était membre de l’Académie des sciences ; mais ce fut Clairaut, et non lui, que cette société savante chargea d’examiner, avec Pitot, le Mémoire de Voltaire, et de rédiger le Rapport, imprimé au tome 1er de cette édition.
  5. Charles-René-Armand, duc de La Trimouille (ou Tremoille), né le 14 janvier 1708 ; pair de France ; reçu à l’Académie française le 6 mars 1738, mort à Paris le 23 mai 1741.