Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1448

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 67-68).

1448. À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Bruxelles, ce 5 juin.

Comment mes anges, qui sondent les cœurs, peuvent-ils s’imaginer que je fasse imprimer leur Mahomet ? Je ne suis pas assez impie pour transgresser leurs ordres on ne l’imprimera, on ne le jouera à Paris que quand ils le voudront.

Vous avez cru, je ne sais sur quel billet[1] moitié vers et moitié prose, écrit à La Noue il y a quelques mois, que je lui envoyais ce Mahomet imprimé ; mais mes anges sauront qu’il y a deux points dans cette affaire. Le premier est que j’envoyais à ce La Noue la pièce manuscrite avec les rôles, et qu’il m’a rendu le tout fidèlement, car ce La Noue est un honnête garçon. Le second point est que ledit La Noue a été aussi indiscret qu’honnête homme, pour le moins ; qu’il a montré mes lettres, et que ces petits vers dont vous me parlez, très-peu faits pour être montrés, ont couru Paris. C’est ce second point qui me fâche beaucoup. Il est défendu, dans la sainte Écriture, de révéler la turpitude de son prochain[2] ; et la plus grande des turpitudes, c’est une lettre écrite d’abondance de cœur à un ami, et qui devient publique. J’ai appris même qu’on a défiguré et fort envenimé ces petits vers, dont en vérité il ne me souvient plus. Enfin j’ai tout lieu de croire que cette bagatelle est allée jusqu’aux oreilles de monsieur le cardinal[3]. Ce qui me le persuade, c’est que, dans ce temps-là même, M. du Châtelet étant à Paris, et ayant retiré d’office mes ordonnances du trésor royal, monsieur le cardinal donna ordre qu’on ne les payât point.

Mme du Châtelet, sans m’en rien dire, m’a joué le tour d’écrire à Son Éminence, qui a répondu qu’on me payerait, mais qui n’a pas mis dans sa lettre le même air de bonté pour moi que celui dont il m’honorait quand j’étais en Hollande et en Prusse.

Je vais avoir l’honneur de lui écrire[4] pour le remercier ; mais je ne sais si je dois prendre la liberté de lui proposer de lire Mahomet ; je ne ferai rien sans les ordres de mes anges gardiens.

Je fais mon compliment[5] à M. de La Chaussée. Je voudrais bien que quelque jour il pût me le rendre ; mais je doute fort qu’on trouve à la Comédie française quatre acteurs tels que ceux qui ont joué Mahomet à Lille.

Je sais que La Noue a l’air d’un fils rabougri de Baubourg ; mais aussi il joue, à mon sens, d’une manière plus forte, plus vraie et plus tragique que Dufresne. Il y a un petit Baron qui n’a qu’un filet de voix, mais qui a fait verser des ruisseaux de larmes. J’en verserais, moi, de n’être pas auprès de vous, si je n’étais pas ici. Je me mets à l’ombre de vos ailes.

  1. Il s’agit peut-être du huitain
    Mon cher La Noue, illustre père,
    qui est dans les Poésies mêlées, année 1741 ; voyez tome X. Mais Voltaire ici donne à penser que les huit vers étaient accompagnés de prose.
  2. Voyez le chapitre xviii du Lévitique.
  3. Le cardinal de Fleury.
  4. Cette lettre au cardinal de Fleury paraît perdue.
  5. Relativement à Mélanide, comédie en cinq actes et en vers, représentée, pour la première fois, le 12 mai 1741.