Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1455

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 76-78).

1455. – À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Bruxelles, le 29 juin.

Sire, chacun son lot une aigle vigoureuse,
Non l’aigle de l’empire ( elle a depuis un temps
Perdu son bec retors et ses ongles puissants),
Mais l’aigle de la Prusse, et jeune et valeureuse,
Réveille dans son vol, au bruit de ses exploits,
La Gloire, qui dormait loin des trônes des rois.
Un vieux renard[1] adroit, tapi dans sa tanière,
Attend quelques perdrix auprès de sa frontière ;
Un honnête pigeon, point fourbe et point guerrier,
Cache ses jours obscurs au fond d’un colombier.
Je suis ce vieux pigeon ; j’admire en sa carrière
Cette aigle foudroyante et si vive et si fière.
Ah si d’un autre bec les dieux m’avaient pourvu,
Si j’étais moins pigeon, je vous suivrais peut-étre ;

Je verrais dans son camp mon adorable maître ;
Et, tel que Maupertuis, peut-être au dépourvu,
De housards entouré, dépouillé, mis à nu,
J’aurais, par les doux sons de quelque chansonnette,
Consolé, s’il se peut, Neipperg de sa défaite.
Le ciel n’a pas voulu que de mes sombres jours
Cette grande aventure ait éclairé le cours.
Mais dans mon colombier je vous suis en idée
De vos vaillants exploits ma verve possédée,
Voyage en fiction vers les murs de Breslau,
Dans les champs de Mollwitz, aux remparts de Glogau ;
Je vous y vois, tranquille au milieu de la gloire,
Arracher une plume au dos de la Victoire,
Et m’écrire en jouant, sur la peau d’un tambour,
Ces vers toujours heureux, pleins de grâce et de tour.
Hyndford[2], et vous, Ginkel[3], vous dont le nom barbare
Fait jurer de mes vers la cadence bizarre,
Venez-vous près de lui, le caducée en main,
Pour séduire son âme et changer son destin ?
Et vous, cher Valori, toujours prêt à conclure,
Voulez-vous des Ginkel déranger la mesure ?
Ministres cauteleux, ou pressants, ou jaloux,
Laissez là tout votre art il en sait plus que vous ;
Il sait quel intérêt fait pencher la balance,
Quel traité, quel ami convient à sa puissance ;
Et toujours agissant, toujours pensant en roi,
Par la plume et l’épée il sait donner la loi.
Cette plume surtout est ce qui fait ma joie :
Car, messieurs, quand le jour, à tant de sots en proie,
Il a campé, marché, recampé, ferraillé,
Écouté cent avis, répondu, conseillé,
Ordonné des piquets, des haltes, des fourrages,
Garni, forcé, repris, débouché vingt passages,
Et parlé dans sa tente à des ambassadeurs
(Gens quelquefois trompés, encor que grands trompeurs),
Alors tranquille et gai, n’ayant plus rien à faire,
En vers doux et nombreux il écrit à Voltaire.
En faites-vous autant, George, Charles, Louis[4],
Très-respectables rois, d’Apollon peu chéris ?
La maison des Bourbons ni les filles d’Autriche
N’ont jamais fait pour moi le plus court hémistiche.

Qu’importent leurs aüeux, leur trône, leurs exploits
S’ils ne font point de vers, ils ne sont point mes rois.
Je consens qu’on soit bon, juste, grand, magnanime,
Que l’on soit conquérant, mais je prétends qu’on rime.
Protecteur d’Apollon, grand génie, et grand roi,
Battez-vous, écrivez, et surtout aimez-moi.

Sire, le plus prosaïque de vos serviteurs ne peut rimer davantage. Je suis actuellement enfoncé dans l’histoire[5] ; elle devient tous les jours plus chère pour moi, depuis que je vois le rang illustre que vous y tiendrez. Je prévois que Votre Majesté s’amusera quelque jour à faire le récit de ces deux campagnes[6] : heureux qui pourrait être alors son secrétaire ! mais aussi très-heureux qui sera son lecteur ! C’est aux Césars à faire leurs Commentaires. MM. de La Croze[7] et Jordan, de grâce, prêtez-moi vos vieux livres et vos lumières nouvelles, pour les antiques vérités que je cherche mais quand je serai arrivé au siècle illustré par Frédéric, permettez-moi d’avoir recours directement à notre héros. Que vous êtes heureux, ô Jordan ! Vous le voyez, ce héros, et vous avez de plus une très-belle bibliothèque il n’en est pas ainsi de moi : je n’ai point ici de héros, et j’ai très-peu de livres. Cependant je travaille, car les gens oisifs ne sont pas faits pour lui plaire.

De son sublime esprit la noble activité
Réveillerait dans moi la molle oisiveté.
Tout mortel doit agir, roi, fermier, soldat, prêtre :
À ces conditions le ciel nous donna l’être ;
Le plaisir véritable est le fruit des travaux.
Grand Dieu, que de plaisir doit goûter mon héros !

Je suis de Sa Majesté, de Son Humanité, de son activité, de son esprit, et de son cœur, l’admirateur et le sujet.

  1. Le cardinal de Fleury. (Cl.)
  2. Ministre d’Angleterre à la cour de Berlin ; nommé dans le neuvième alinéa de la lettre 1532.
  3. Reede de Ginkel, envoyé hollandais.
  4. Voyez tome XXXV, page 512.
  5. C’est en 1740 et années suivantes que Voltaire composa son grand ouvrage historique connu sous le titre d’Essai sur les Mœurs, etc.
  6. Le roi de Prusse, dans son Histoire de mon temps, donne l’histoire de ses campagnes en 1740, 41, 42, 43, 44 et 45.
  7. La Croze était mort le 21 mai 1739 voyez tome XXXV, page 277.