Correspondance de Voltaire/1741/Lettre 1474

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Correspondance de Voltaire/1741
Correspondance : année 1741GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 100-101).

1474. — À M. SEGUI.
Bruxelles, le 29 septembre[1].

J’ai reçu, monsieur, la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, avec votre projet de souscription pour les Œuvres du célèbre poëte dont vous étiez l’ami. Je me mets très-volontiers au rang des souscripteurs, quoique j’aie été malheureusement au rang de ses ennemis les plus déclarés. Je vous avouerai même que cette inimitié pesait beaucoup à mon cœur. J’ai toujours pensé, j’ai dit, j’ai écrit que les gens de lettres devraient être tous frères. Ne les persécute-t-on pas assez ? faut-il qu’ils se persécutent encore eux-mêmes les uns les autres ? Plût à Dieu qu’ils pussent s’aider, se soutenir, se consoler mutuellement, surtout dans un temps où il paraît qu’on cherche à rabaisser un art qui a fait la principale gloire du siècle de Louis XIV ! Il semblait que la destinée, en me conduisant à la ville où l’illustre et malheureux Rousseau a fini ses jours, me ménageât une réconciliation avec lui.

L’espèce de maladie dont il était accablé m’a privé de cette consolation, que nous avions tous deux également souhaitée. L’amour de la paix l’eût emporté sur tous les sujets d’aigreur qu’on avait semés entre nous. Ses talents, ses malheurs, et sa mort, ont banni de mon cœur tout ressentiment, et n’ont laissé mes yeux ouverts qu’à ce qu’il avait de mérite.

Votre amitié pour lui, monsieur, sert encore beaucoup à me faire regretter de n’avoir pu avoir la sienne. J’attends donc avec impatience une édition que votre sensibilité pour sa mémoire, votre goût et votre probité, rendront sûrement digne du public à qui vous la présentez. C’est avec ces sentiments, et ceux de la considération la plus distinguée, que j’ai l’honneur d’être, etc.

Voltaire.

  1. Cette lettre a été imprimée inexactement, dès 1761, à la page 298 d’une Troisième Suite des Melanges de poésie, de litterature, d’histoire et de philosophie, un volume in-8o désavoué par Voltaire, et dont quelques exemplaires portent au faux titre : Œuvres de Voltaire, tome XIX. Elle était datée seulement de 1741, et avec l’adresse : À Monsieur C***. La version de 1761 fut reproduite, en 1768, dans M. de Voltaire peint par lui-même. Les éditeurs de Kehl, qui n’eurent pas d’autre copie, la suivirent, et mirent la lettre à la fin de l’année 1741. Le prince Alexandre Labanof, possesseur de l’autographe, l’ayant, en 1827, fait imprimer telle qu’elle a été écrite, cette lettre avait déjà été rétablie dans les Œuvres de Voltaire par M. Clogenson. Je ne donne pas les variantes qui, d’après ce que j’ai dit, n’étaient que des altérations. (B.)