Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1513

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 135-137).

1513. — À MESSIEURS ***[1].

On publia, il y a deux ans, quatre volumes d’un journal très-exact des campagnes de Charles XII[2] depuis 1700 jusqu’à 1709 ; mais ces matériaux ne me suffisaient pas. J’attendis qu’on voulût bien me communiquer l’histoire complète, écrite en suédois par M. Nordberg, ci-devant chapelain du roi de Suède, histoire qui sera vraisemblablement la plus fidèle que nous ayons en ce genre. M. de Warmholtz[3], jeune Suédois plein de mérite, qui sait fort bien notre langue, vient de traduire le livre de M. Nordberg. On l’imprime actuellement à la Haye, en quatre tomes, et le premier doit paraître incessamment[4]. J’attendrai que tout le livre soit public, pour faire enfin, de tant de matériaux, un édifice qui puisse être un peu durable.

Je ne doute pas que M. de Nordberg ne contredise souvent les mémoires que j’ai entre les mains ; j’ai d’autant plus lieu de le croire que ces mémoires même différent entre eux autant que les esprits de ceux qui me les ont communiqués, et sans doute le chapelain de Charles XII aura vu les choses d’un autre œil que les ministres du czar.

Je crois qu’il faut désespérer de savoir jamais tous les détails au juste. Les juges qui interrogent des témoins ne connaissent jamais toutes les circonstances d’une affaire ; à plus forte raison un historien, quel qu’il soit, les ignore-t-il : c’est bien assez qu’on puisse constater les grands événements, et se former une connaissance générale des mœurs des hommes. Voilà ce qu’il y a de plus important, et heureusement c’est ce qu’on peut le plus aisément connaître ; pourvu que les grandes figures du tableau soient dessinées avec vérité, et fortement prononcées, il importe peu que les autres soient vues tout entières. Les règles de la perspective ne le permettent pas ; la perspective de l’histoire ne souffre guère non plus que nous connaissions les petits détails.

Je n’en veux pour preuve que ces différentes raisons que chacun donne au sujet de cette abstinence de vin que le roi de Suède s’imposa dès la première jeunesse. Un ambassadeur de France auprès de lui m’a assuré que cette austérité n’était dans le roi qu’une vertu de plus, et qu’il avait renoncé au vin comme à l’amour, sans avoir jamais été surpris ni par l’un ni par l’autre, seulement pour n’être pas à portée d’en être subjugué, et pour donner en tout de nouveaux exemples. Le seigneur polonais[5] dont on a imprimé les Remarques dit, au contraire, que Charles XII se priva de vin pour se punir toute sa vie d’un excès. L’un et l’autre de ces motifs est glorieux, et peut-être le dernier l’est-il davantage, en ce qu’il suppose un penchant qu’on a surmonté. Une circonstance m’avait fait croire d’abord au récit de l’ambassadeur : c’est que Charles XII quitta depuis la bière, et qu’ainsi il était vraisemblable qu’il ne renonça à la bière et au vin que par un régime austère qui entrait dans son héroïsme.

Je sais qu’il peut paraître très-puéril d’examiner scrupuleusement si un homme du Nord, qui vivait il y a près de trente ans, a bu du vin ou non, et par quelle raison il n’en a pas bu ; mais un si petit détail est ennobli par le héros : d’ailleurs un historien qui pèse les plus petites vérités en mérite plus de créance sur les grandes.

J’ai rapporté sur beaucoup d’événements des sentiments contraires, afin de laisser au lecteur la liberté de juger : mon impartialité ne peut pas être douteuse, je ne suis qu’un peintre qui tâche d’appliquer des couleurs vraies sur les dessins qu’on lui a fournis. Tout m’est indifférent de Charles XII et de Pierre le Grand, excepté le bien que ce dernier a fait aux hommes ; il n’est pas en moi de les flatter ni d’en médire, j’en parle avec le respect qu’on doit aux rois qui sont morts de nos jours, et avec celui qu’on doit à la vérité. Ce désir de savoir et de dire la vérité m’oblige d’avertir les libraires qui voulaient donner une nouvelle édition de cette histoire qu’ils doivent différer longtemps. Je voudrais qu’ils eussent aussi moins précipité quelques éditions de mes ouvrages. Permettez-moi surtout, messieurs, de protester ici plus particulièrement contre deux de ces éditions nouvelles, dans lesquelles on a inséré beaucoup de pièces qui ne sont point de moi, telles qu’un commencement de roman, une apothéose[6], et je ne sais quels autres écrits de cette nature : il est juste qu’on n’ait à répondre que de ses fautes ; mais les auteurs sont souvent réduits à répondre de celles des autres à force d’en avoir fait.

  1. Cette lettre doit avoir été adressée à quelque journaliste : je n’ai pu découvrir lequel. Luchet la rapporte dans son Histoire littéraire de Voltaire, tome IV, page 11 (édition de Paris), et c’est d’après Luchet que je la donne. (B.)
  2. Histoire militaire de Charles XII, roi de Suède, depuis l’an 1700 jusqu’à la bataille de Pultava, en 1709, par G. Adlerfelt, 1740, quatre volumes in-12.
  3. Luchet avait écrit Valmod.
  4. Voyez, tome XXXV, la note 1 de la page 510.
  5. Le comte de Poniatowski.
  6. Le tome V de l’édition de 1742 des Œuvres mêlées de M. de Voltaire contient, pages 208 et 265, une Nouvelle, fragment de M. de V… trouvé dans ses papiers écrits de sa main, et une Apothéose de Mlle  Lecouvreur, actrice, morte le 2 mars 1730. Mais tous les exemplaires ne contiennent pas ces pièces, attendu que, sans doute sur les plaintes de l’auteur, des suppressions ont été faites. La réimpression commence à la page 193, et le volume n’a plus que 254 pages. (B.)