Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1527
Allah, illah, allah ; Mohammed rezoul, allah.
Ce Mahomet, mon très-aimable ami, m’a fait bien coupable envers vous il m’a rendu paresseux.
Me voilà enfin tranquille à Bruxelles, et je profite de ce petit moment de loisir pour m’entretenir avec vous. Je pars demain pour aller trouver à Aix-la-Chapelle le roi[1] qui a changé deux fois le système de l’Europe, et qui pourtant n’est pas puni de Dieu, car il est aux eaux sans avoir besoin de les prendre, et les médecins sont au nombre des puissances dont il se moque. Si notre Mahomet, mon cher ami, eût été représenté devant lui, il n’en eût pas été effarouché, comme l’ont été nos prétendus dévots. Il ne veut pas faire jouer Zaïre, parce qu’il y a trop de christianisme, à ce qu’il dit, dans la pièce. Vous jugez bien que le miracle de Polyeucte n’est pas de son goût, et que celui de Mahomet lui plaît davantage.
Nos jansénistes de Paris, et, surtout, nos jansénistes convulsionnaires, ne pensent point ainsi. Les bonnes gens ont cru que l’on attaquait saint Médard et M. saint Paris. Il y a eu même de vos graves confrères, conseillers au parlement[2] de Paris, qui ont représenté à leur chambre que cette pièce était toute propre à faire des Jacques Clément et des Ravaillac. Ne trouvez-vous pas que ce sont là de bonnes têtes ? Ils croient sans doute qu’Harpagon fait des avares, et enseigne à prêter sur gages. Il y a une chose qui me fait de la peine, mon cher ami, et je vous la dirai c’est que le gros de notre nation n’a point d’esprit. Le petit nombre d’illustres précepteurs que les Français ont eus dans le siècle passé n’a pu encore rendre la raison universelle. Corneille, Racine, Molière, La Bruyère, Bossuet, Fénelon, etc., ont eu beau faire, le petit, le léger, sont le caractère dominant. Cependant il y a toujours le petit nombre des élus, à la tête desquels je vous place. Ceux-là conduisent à la longue le troupeau Dux regit agmen ; mais ce n’est qu’à la longue, et il faut des années avant que les gens d’esprit aient repétri les sots.
Le Tartuffe essuya autrefois de plus violentes contradictions ; il fut enfin vengé des hypocrites. J’espère l’être des fanatiques car enfin Mahomet est Tartuffe le grand.
Nous en raisonnerons à Paris, c’est là ma plus chère espérance car vous y viendrez à ce Paris, et moi j’y serai dans deux ou trois mois[3].
Tout ce griffonnage, mon cher ami, avait été écrit il y a huit jours. J’ai été voir le roi de Prusse avant de finir ma lettre. J’ai courageusement résisté aux belles propositions qu’il m’a faites. Il m’offre une belle maison à Berlin, et une jolie terre mais je préfère mon second étage dans la maison de Mme du Châtelet. Il m’assure de sa faveur et de la conservation de ma liberté, et je cours à Paris à mon esclavage et à la persécution. Je me crois un petit Athénien qui refuse les bontés du roi de Perse. Il y a pourtant une petite différence on était libre à Athènes, et je suis sûr qu’il y avait beaucoup de Cidevilles ; sans cela, comment aurait-on pu aimer sa patrie ? C’est beaucoup qu’il y en ait un en France, et que je puisse me flatter d’avoir bientôt la consolation de l’embrasser.
Mme du Châtelet fait toujours ici sa malheureuse guerre de chicane, et on craint à tout moment d’en voir une véritable et universelle. Quel acharnement ! Ne faudra-t-il pas faire la paix après la guerre ? Eh ! morbleu, que ne fait-on la paix tout d’un coup !
Adieu ; Mme du Châtelet vous fait ses compliments ; je vous regrette, je vous regrette, je vous aime, je voudrais passer avec vous ma vie.
- ↑ Dans l’édition de Kehl on lit : le roi de Prusse. Ces deux derniers mots ne sont pas dans l’original. (Cl.)
- ↑ Le procureur général Joly de Fleury (mort en 1756), père du fameux Omer Joly de Fleury, avocat général, écrivit à de Marville, les 11 et 13 auguste 1742, au sujet de Mahomet : « On a parlé ce matin, monsieur, dans une chambre du parlement, d’une comédie où quelques-uns de Messieurs ont été, et qu’ils disent contenir des choses énormes contre la religion… Tout le monde dit que, pour avoir composé une pareille pièce, il faut être un scélérat à faire brûler. (Tome Ier de la Police de Paris dévoilée.)
- ↑ Voltaire rentra probablement à Paris vers la fin de décembre 1712.