Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1552

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 181-182).

1552. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Berlin, 5 décembre.

Au lieu de votre Pucelle et de votre belle Histoires[1], je vous envoie une petite comédie[2] contenant l’extrait de toutes les folies que j’ai été en état de ramasser et de coudre ensemble. Je l’ai fait représenter aux noces de Césarion, et encore a-t-elle été fort mal jouée. D’Éguilles[3], qui m’a rendu votre lettre d’antique date, est arrivé. On dit qu’il a plus d’étoffe que son frère ; je n’ai pas encore été en état d’en juger. Je n’ai de la Pucelle que l’alpha et l’oméga ; si je pouvais avoir les IVe, Ve, VIe et VIIe chants, alors ce serait un trésor dont vous m’auriez mis pleinement en possession.

Il me semble que les créanciers de mesdames les dix-sept Provinces sont aussi pressés de leur payement que messieurs les maréchaux de France sont lents dans leurs opérations. Pour ce qui regarde vos créanciers[4], je vous prie de leur dire que j’ai beaucoup d’argent à liquider avec les Hollandais, et qu’il n’est pas encore clair qui de nous deux restera le débiteur.

Si Paris est l’île de Cythère, vous êtes assurément le satellite de Vénus : vous circulez à l’entour de cette planète, et suivez le cours que cet astre décrit de Paris à Bruxelles et de Bruxelles à Cirey. Berlin n’a rien qui puisse vous y attirer, à moins que nos astronomes de l’Académie ne vous y incitent avec leurs longues lunettes. Nos peuples du Nord ne sont pas aussi mous que les peuples d’Occident ; les hommes, chez nous, sont moins efféminés, et, par conséquent, plus mâles, plus capables de travail, de patience, et peut-être moins gentils, à la vérité. Et c’est justement cette vie de sybarites que l’on mène à Paris, dont vous faites tant d’eloge, qui a perdu la réputation de vos troupes et de vos généraux.


Surtout, en écoutant ces tristes aventures,
Pardonnez, cher Voltaire, à des vérités dures
Qu’un autre aurait pu taire ou saurait mieux voiler,
Mais que ma bouche enfin ne peut dissimuler[5].

Adieu, cher Voltaire, écrivez-moi souvent, et, surtout, envoyez-moi vos ouvrages et la Pucelle. J’ai tant d’affaires que ma lettre se sent un peu du style laconique. Elle vous ennuiera moins, si je n’en ai pas déjà trop dit.

Fédéric.

  1. L’Essai sur les Mœurs, déjà cité plusieurs fois.
  2. Le Singe à la mode.
  3. Alexandre-Jean-Baptiste de Boyer, seigneur d’Éguilles, frère puiné du marquis d’Argens. Il fut d’abord chevalier de Malte, et ensuite président à mortier au parlement de Provence.
  4. Quelques marchands de tableaux de la Flandre en avaient sans doute vendu à Frédéric, par l’entremise de Voltaire, et le philosophe avait probablement aussi glissé un mot de leur payement, dans sa correspondanceavec le prince. (Cl.)
  5. Ces quatre vers sont la parodie de ceux qui, dans les éditions de la Henriade,
    antérieures à 1740, terminaient le second chant de ce poëme.