Correspondance de Voltaire/1742/Lettre 1555

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Correspondance de Voltaire/1742
Correspondance : année 1742GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 184-186).

1555. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
(Paris), décembre[1].

Sire,

J’ai reçu votre lettre aimable
Et vos vers fins et délicats,
Pour prix de l’énorme fatras
Dont, moi pédant, je vous accable.
C’est ainsi qu’un franc discoureur,
Croyant captiver le suffrage
De quelque esprit supérieur,
En de longs arguments s’engage ;
L’homme d’esprit, par un bon mot,
Répond à tout ce verbiage,
Et le discoureur n’est qu’un sot.

Votre Humanité est plus adorable que jamais ; il n’y a plus moyen de vous dire toujours Votre Majesté. Cela est bon pour des princes de l’empire, qui ne voient en vous que le roi ; mais moi, qui vois l’homme, et qui ai quelquefois de l’enthousiasme, j’oublie dans mon ivresse le monarque pour ne songer qu’à cet homme enchanteur.

Dites-moi par quel art sublime
Vous avez pu faire à la fois
Tant de progrès dans l’art des rois,
Et dans l’art charmant de la rime.
Cet art des vers est le premier,
Il faut que le monde l’avoue :
Car des rois que ce monde loue,
L’un fut prudent ; l’autre, guerrier ;
Celui-ci, gai, doux, et paisible,
Joignit le myrte à l’olivier,
Put indolent et familier ;
Cet autre ne fut que terrible,
J’admire leurs talents divers,
Moi qui compile leur histoire ;
Mais aucun d’eux n’obtint la gloire
De faire de si jolis vers.
Ô mon héros esprit fertile,
Animé de ce divin feu,
Régner et vaincre n’est qu’un jeu,
Et bien rimer est difficile.
Mais non, cet art noble et charmant
N’est pour vous qu’un délassement.
Homme universel que vous étes !
Vous saisissez également
La lyre aimable des poëtes,
Et de Mars le foudre assommant.
Tout est pour vous amusement,
Vos mains à tout sont toujours prêtes ;
Vous rimez non moins aisément
Que vous avez fait vos conquêtes.

Si la reine de Hongrie et le roi mon seigneur et maître voyaient la lettre de Votre Majesté, ils ne pourraient s’empêcher de rire, malgré le mal que vous avez fait à l’une, et le bien que vous n’avez pas fait à l’autre. Votre comparaison d’une coquette, et même de quelque chose de mieux, qui a donné des faveurs un peu cuisantes, et qui se moque de ses galants dans les remèdes, est une chose aussi plaisante qu’en aient dit les César, et les Antoine, et les Octave, vos devanciers, gens à grandes actions et à bons mots. Faites comme vous l’entendrez avec les rois battez-les, quittez-les, querellez-vous, raccommodez-vous mais ne soyez jamais inconstant pour les particuliers qui vous

adorent.

Vos faveurs étaient dangereuses
Aux rois qui le méritent bien,
Car tous ces gens-là n’aiment rien,
Et leurs promesses sont trompeuses.
Mais moi, qui ne vous trompe pas,
Et dont l’amour toujours fidèle
Sent tout le prix de vos appas,
Moi qui vous eusse aimé cruelle,
Je jouirai sans repentir
Des caresses et du plaisir
Que fait votre muse infidèle.

Il pleut ici de mauvais livres et de mauvais vers ; mais comme Votre Majesté ne juge pas de tous nos guerriers par l’aventure de Lintz[2], elle ne juge pas non plus de l’esprit des Français par les Étrennes de la Saint-Jean[3], ni par les grossièretés de l’abbé Desfontaines.

Il n’y a rien de nouveau parmi nos sybarites de Paris. Voici le seul trait digne, je crois, d’être conté à Votre Majesté. Le cardinal de Fleury, après avoir été assez malade, s’avisa, il y a deux jours, ne sachant que faire, de dire la messe à un petit autel, au milieu d’un jardin où il gelait. M. Amelot[4] et M. de Breteuil[5] arrivèrent, et lui dirent qu’il se jouait à se tuer : Bon, bon, messieurs, dit-il, vous êtes des douillets. À quatre-vingt-dix ans ! quel homme ! Sire, vivez autant, dussiez-vous dire la messe à cet âge, et moi la servir.

Je suis avec le plus profond respect, etc.

  1. Voltaire était à Paris quand il écrivit cette lettre ; elle doit être du 20 au 25 décembre 1742. C’est la réponse à la lettre 1547.
  2. Le 23 janvier 1742, Henri-François, comte de Ségur, enfermé dans Lintz avec un corps de dix mille hommes, capitula devant l’armée autrichienne, sous la condition d’être un an sans servir.
  3. Voyez la note, tome XXIII, page 485.
  4. Amelot de Chaillou, à qui est adressée une lettre du 2 août 1743.
  5. François-Vincent Le Tonnellier de Breteuil, parent de Mme du Châtelet ; mort ministre de la guerre, le 7 janvier 1743, quelques jours avant le cardinal de Fleury.