Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1561

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 190-192).

1561. — À M ***[1],
de l’académies française.
Mars.

J’ai l’honneur de vous envoyer les premières feuilles d’une seconde[2] édition des Éléments de Newton, dans lesquelles j’ai donné un extrait de sa métaphysique. Je vous adresse cet hommage comme à un juge de la vérité. Vous verrez que Newton était de tous les philosophes le plus persuadé de l’existence d’un Dieu, et que j’ai eu raison de dire[3] qu’un catéchiste annonce Dieu aux enfants, et qu’un Newton le démontre aux sages.

Je compte, dans quelque temps, avoir l’honneur de vous présenter l’édition complète qu’on commence du peu d’ouvrages qui sont véritablement de moi. Vous verrez partout, monsieur, le caractère d’un bon citoyen. C’est par là seulement que je mérite votre suffrage, et je soumets le reste à votre critique éclairée. J’ai entendu de votre bouche, avec une grande consolation, que j’avais osé peindre, dans la Henriade, la religion avec ses propres couleurs, et que j’avais même eu le bonheur d’exprimer le dogme avec autant de correction que j’avais fait avec sensibilité l’éloge de la vertu. Vous avez daigné même approuver que j’osasse, après nos grands maîtres, transporter sur la scène profane l’héroïsme chrétien[4]. Enfin, monsieur, vous verrez si, dans cette édition, il y a rien dont un homme qui fait comme vous tant d’honneur au monde et à l’Église puisse n’être pas content. Vous verrez à quel point la calomnie m’a noirci. Mes ouvrages, qui sont tous la peinture de mon cœur, seront mes apologistes.

J’ai écrit contre le fanatisme[5], qui, dans la société, répand tant d’amertumes, et qui, dans l’état politique, a excité tant de troubles. Mais, plus je suis ennemi de cet esprit de faction, d’enthousiasme, de rébellion, plus je suis l’adorateur d’une religion dont la morale fait du genre humain une famille, et dont la pratique est établie sur l’indulgence et sur les bienfaits. Comment ne l’aimerais-je pas, moi, qui l’ai toujours célébrée ? Vous, dans qui elle est si aimable, vous suffiriez à me la rendre chère. Le stoïcisme ne nous a donné qu’un Épictète, et la philosophie chrétienne forme des milliers d’Épictètes qui ne savent pas qu’ils le sont, et dont la vertu est poussée jusqu’à ignorer leur vertu même. Elle nous soutient surtout dans le malheur, dans l’oppression, et dans l’abandonnement qui la suit ; et c’est peut-être la seule consolation que je doive implorer, après trente années de tribulations et de calomnies qui ont été le fruit de trente années de travaux.

J’avoue que ce n’est pas ce respect véritable pour la religion chrétienne qui m’inspira de ne faire jamais aucun ouvrage contre la pudeur ; il faut l’attribuer à l’éloignement naturel que j’ai eu, dès mon enfance, pour ces sottises faciles, pour ces indécences ornées de rimes qui plaisent par le sujet à une jeunesse effrénée. Je fis, à dix-neuf ans, une tragédie[6] d’aprés Sophocle, dans laquelle il n’y a pas même d’amour. Je commençai, à vingt ans, un poëme épique[7] dont le sujet est la vertu qui triomphe des hommes et qui se soumet à Dieu. J’ai passé mon temps dans l’obscurité à étudier un peu de physique, à rassembler des mémoires pour l’histoire de l’esprit humain[8], pour celle d’un siècle[9] dans lequel l’esprit humain s’est perfectionné. J’y travaille tous les jours, sinon avec succès, au moins avec une assiduité que m’inspire l’amour de la patrie.

Voilà peut-être, monsieur, ce qui a pu m’attirer, de la part de quelques-uns de vos confrères, des politesses qui auraient pu m’encourager à demander d’être admis dans un corps qui fait la gloire de ce même siècle dont j’écris l’histoire. On m’a flatté que l’Académie trouverait même quelque grandeur à remplacer un cardinal[10], qui fut un temps l’arbitre de l’Europe, par un simple citoyen qui n’a pour lui que ses études et son zèle.

Mes sentiments véritables sur ce qui peut regarder l’État et la religion, tout inutiles qu’ils sont, étaient bien connus en dernier lieu de feu M. le cardinal de Fleury. Il m’a fait l’honneur de m’écrire, dans les derniers temps de sa vie, vingt lettres qui prouvent assez que le fond de mon cœur ne lui déplaisait pas. Il a daigné faire passer jusqu’au roi même un peu de cette bonté dont il m’honorait. Ces raisons seraient mon excuse, si j’osais demander dans la république des lettres la place de ce sage ministre.

Le désir de donner de justes louanges au père de la religion et de l’État m’aurait peut-être fermé les yeux sur mon incapacité ; j’aurais fait voir, au moins, combien j’aime cette religion qu’il a soutenue, et quel est mon zèle pour le roi qu’il a élevé. Ce serait ma réponse aux accusations cruelles que j’ai essuyées ce serait une barrière contre elles, un hommage solennel rendu à des vérités que j’adore, et un gage de ma soumission aux sentiments de ceux qui nous préparent dans le dauphin[11] un prince digne de son père.

  1. Cette lettre, selon ce qu’en disent les éditeurs de l’édition de Kehl, semble avoir été destinée à être « répandue et à servir de réponse aux clameurs de la canaille littéraire, qui ne voulait pas que M. de Voltaire fut de l’Académie française ». Les uns la croient adressée à l’abbé de Rothelin, les autres à l’archevêque de Sens, tous deux de l’Académie.
  2. Voltaire ne fait point entrer dans son compte les éditions de 1738, qui ne contenaient qu’une partie de l’ouvrage. La première édition complète est de 1741. (B.)
  3. Dans un morceau intitulé Déisme, publié dès 1742, et qui fait partie du Dictionnaire philosophique (voyez tome XX, page 505), Voltaire a répété souvent cette idée.
  4. Dans la tragédie de Zaïre.
  5. Allusion à la tragédie de Mahornet.
  6. Œdipe.
  7. La Henriade.
  8. L’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations.
  9. Le Siècle de Louis XIV.
  10. Fleury.
  11. Louis, né le 4 septembre 1729, père des rois Louis XVI, Louis XVIII, et Charles X.