Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1563

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 194-195).

1563. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL,
à paris.
Mars.

Mon adorable ami, vous n’aurez pas aujourd’hui la moindre bouteille de ce vin que vous daignez aimer. En vous remerciant de celui de M. de Mairan. Je vais aujourd’hui à Versailles, je ne reviendrai que samedi.

Mais, mon Dieu, je suis accusé bien injustement. Ce n’est qu’à La Noue même que j’ai parlé, et c’est avec la plus tendre amitié que je lui ai fait mes représentations ; il les a reçues avec un peu d’aigreur. Mais, mon cher et respectable ami, je ne m’opposais à voir le visage de La Noue couvert, à Versailles, du turban d’Orosmane, que parce que je croyais qu’après avoir joué le rôle dans cette petite ville il aurait le droit et la volonté de le jouer à Paris. Vous m’apprenez qu’il veut bien le céder à Grandval, après l’avoir joué à Versailles, en province : c’est une nouvelle en tous sens très-agréable pour moi. Il s’en faut beaucoup que mon goût pour la personne et les talents de La Noue soit diminué. Je serais fâché que Grandval jouât le rôle de Titus dans Brutus. Chacun a son talent et doit s’y renfermer. En vérité, vous devez avouer que La Noue n’est pas fait pour Orosmane. Vous aimiez Zaïre avant d’aimer La Noue. C’est les trahir tous deux que de donner Orosmane à La Noue. Je vous conjure de lui faire entendre raison. N’appelez point acharnement ma juste fermeté. La Noue devrait me remercier ; je lui rends service en le suppliant instamment de ne point paraître sous une forme qui le dégrade. Joignez-vous à moi, faites-lui connaître ses véritables intérêts, dites-lui qu’ils me sont chers. Il ne faut pas que je lui déplaise en lui rendant service.

J’ai reçu hier une lettre de l’archevêque de Narbonne[1], par laquelle il me fait entendre qu’on l’a pressé de succéder à M. le cardinal de Fleury, et qu’il accepte la place.

Persécuté de tous côtés, que j’aie au moins le public pour moi. Il est de mon intérêt et de mon honneur de me présenter sous des faces différentes, et d’élever en ma faveur la voix publique, qui, jointe à la vôtre, me console de tout. Mille tendres respects à mes deux anges, que j’adore.

  1. Jean-Louis de Bertons de Crillon, nommé archevêque de Narbonne en 1739, ne fut jamais admis à l’Académie française, et il mourut en 1751.