Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1596

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 227-228).

1596. ‑ À M. AMELOT,
ministre des affaires étrangères.
Ce 3 août.

Monseigneur, hier, après le départ de ma lettre, j’en reçus une du roi de Prusse, datée du camp de Husfelt, en Silésie, place dans laquelle il va bâtir une ville, tandis qu’il fortifie ses frontières. Il sera le 14 à Berlin, et le 18 ou le 20 à Spa, et non plus à Aix-la-Chapelle.

Je suis toujours dans la même espérance touchant le petit service que le roi de Prusse doit rendre ; mais je crains que cette démarche n’ait pas d’assez grandes suites, si ce prince reste dans les idées qu’il me témoigne. Tous ses correspondants lui ont persuadé que la France est trop affaiblie pour mettre actuellement un grand poids dans la balance. Je n’ai pu même empêcher un ami intime[1] que j’ai ici de lui écrire des choses qui doivent le dégoûter de votre alliance. Cet ami est cependant entièrement dans vos intérêts, et le roi de Prusse sent parfaitement qu’au fond votre cause et la sienne sont communes. Mais cet ami ne peut écrire autrement, de peur d’être démenti par les autres correspondants, et le roi de Prusse ne peut à présent concevoir que des idées avantageuses sur tant de rapports.

Je suis obligé de vous dire que, dans sa dernière lettre, il s’exprime dans les termes les plus durs sur la conduite passée ; mais il paraît en sentir autant d’affliction qu’il en parle avec violence.

Soyez très-persuadé que, dès l’année 1741, il a prévu tout ce qui est arrivé. Il pense à présent que, si Sa Majesté envoyait ou faisait croire qu’elle envoie un corps considérable vers la Meuse, cette démarche, bien ménagée, opérerait une très-grande désunion entre le parti anglais, qui prédomine en Hollande, et le parti pacifique, qu’on ne doit pourtant pas appeler le parti français. Il ne m’appartient pas d’avoir une opinion sur ces matières ; j’en laisse le jugement ici à monsieur l’ambassadeur et à M. de La Ville[2], dont les lumières et l’expérience sont trop supéréieures à mes faibles conjectures. Je n’ai ici d’autre avantage que celui de mettre les partis différents et les ministres étrangers à portée de me parler librement. Je me borne et me bornerai toujours à vous rendre un compte simple et fidèle.

Mais, comme il paraît nécessaire que le roi de Prusse ait une opinion très-avantageuse des forces et des résolutions vigoureuses de la France, j’ose vous supplier de m’envoyer quelques couleurs avec lesquelles je puisse faire un tableau qui le frappe, quand je lui ferai ma cour à Spa ; et je vous en prie d’autant plus que je suis certain que le tableau lui plaira beaucoup. La France est une maîtresse qu’il a quittée, mais qu’il aime et qu’il souhaite passionnément de voir embellie. M. Trévor m’a demandé aujourd’hui, en confidence, si je croyais que la maison de Lorraine eut un grand parti en Lorraine.

  1. Le comte de Podewils, déjà nommé plusieurs fois.
  2. Voyez une note sur la lettre 1360.