Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1601

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 234-235).

1601. — À M. THIERIOT.
À la Haye, ce 16 aout.

Je mène ici une vie délicieuse dont les agréments ne sont combattus que par le regret que m’inspirent mes amis, et, surtout, par le chagrin que j’ai de voir que vous ne vivez encore que de promesses. Je n’ai jamais douté de la pension, vous le savez ; mais je suis aussi surpris qu’affligé de ces prodigieux retardements. Le roi de Prusse vous fera-t-il donc vieillir dans l’espérance ? et l’inscription de votre tombeau sera-t-elle un jour : Ci-git qui attendit son payement ? En vérité cela perce le cœur. J’espère en parler bientôt fortement à Sa Majesté prussienne, soit aux eaux de Spa, soit à Berlin. Vous savez que je ne suis pas

Dissimulator opis propriæ, mihi commodus uni.

(Hor., lib. I, ep. ix, v. 9.)

Je n’ai heureusement rien à demander à ce monarque pour moi-même. On est bien honteux quand on demande pour soi, mais on est bien hardi quand on demande pour un ami. Le roi de Prusse m’a fait l’honneur, en dernier lieu, de m’écrire plusieurs lettres dans lesquelles il daigne m’offrir un établissement sûr et avantageux. Je lui ai répondu que le plus bel établissement pour moi était le bonheur de le voir et de l’entendre, que je n’en voulais point d’autre, et que, si je pouvais renoncer à ma patrie et à mes amis, à qui je dois tout, je passerais le reste de ma vie dans sa cour. Voilà où j’en suis, et voilà quels seront toujours mes sentiments. Je suis même assez heureux pour que le roi de Prusse les approuve. Tout roi qu’il est, il ne trouve pas mauvais que les grands devoirs de l’amitié aillent les premiers.

Ne vous méprenez plus sur le nom d’un homme qui sera immortel dans ce pays-ci. Ce n’est point Van Hyden, c’est Van Haren[1] qu’il s’appelle. Il lui est arrivé la même chose qu’à Homère ; on gagnait sa vie à réciter ses vers aux portes des temples et des villes ; la multitude court après lui quand il va à Amsterdam. On l’a gravé avec celle belle inscription

Quæ canit ipse fecit.

Vous ne sauriez croire combien cette fadaise[2], par laquelle j’ai répondu à ses politesses et à ses amitiés, m’a concilié ici les esprits. On en a imprimé plus de vingt traductions. Il n’est rien tel que l’à-propos.

Bonsoir ; croyez qu’en tout temps et en tout lieu je songerai à vos intérêts. Je vous embrasse.

  1. Voyez une note de la lettre 1533.
  2. Les stances dont il est parlé dans la même note.