Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1604

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 237-238).

1604. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Sur l’eau, près d’Utrecht, ce 23 août.

La Haye en Touraine est donc une ville bien célèbre ! Savez-vous, mon cher et respectable ami, que votre lettre adressée à la Haye n’est pas venue d’abord en Hollande ? Je l’ai reçue avec ces belles paroles : « Inconnu à la Haye en Touraine, renvoyée à la Haye en Hollande. » Oh bien ! il n’y aura plus de quiproquo, me voici sur le chemin de Berlin. Le roi de Prusse devait aller à Spa, il devait aller à Aix-la-Chapelle ; il m’ordonne d’aller lui faire ma cour dans sa capitale, et peut-être apprendrai-je, en courant la poste, qu’il a changé d’avis, et il faudra courir en Franconie ou dans le haut Palatinat. Heureusement je ne crains point les housards[1] en voyageant, comme je fais, avec des Allemands et d’ailleurs je leur réciterai des vers pour la reine de Hongrie. Le fameux colonel Mentzel[2] a commencé par être comédien. Je lui ferai jouer Jules César, puisqu’on ne le joue point à Paris. Ah ! plût à Dieu que les dévots ne fussent pas plus à craindre que les housards ! Ayez pitié de moi, saltem vos amici mei. Écrivez-moi un petit mot à Berlin. On dit que vous n’avez pas trop bien vendu votre charge[3]. On n’achète chèrement dans ce temps-ci que des malheurs. Daignez me mander ce que devient ce pays fait pour être aimable : y est-on bien fou ? y a-t-on de la crainte, de l’espérance ? ou plutôt Paris ne s’occupe-t-il pas plus d’une danseuse que de ce qui se passe sur le Rhin ? Cela n’est peut-être pas si fou. Les véritables fous, en vérité, sont ceux qui font tuer les hommes, et je mets encore de ce nombre ceux qui voyagent en Prusse, pouvant être à Paris ; mais, puisque ces fous-là sont les plus malheureux, dites-leur des choses bien consolantes daignez les égayer par des nouvelles. Ayez la bonté de présenter leurs respects à vos parents et à vos amis. Bonsoir, mes anges ; j’enrage du meilleur de mon cœur. Adieu, les plus aimables personnes du monde.

  1. Voyez la lettre 1443.
  2. Sur Mentzel, voyez tome XIX, page 624.
  3. D’Argental ayant vendu sa charge de conseiller en la quatrième chambre des enquêtes, fut nommé conseiller d’honneur, le 30 juillet 1743.