Correspondance de Voltaire/1743/Lettre 1613

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Correspondance de Voltaire/1743
Correspondance : année 1743GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 249-251).

1613. — À M. AMELOT,
ministre des affaires étrangères.
Ce 3 octobre.

Monseigneur, en revenant de la Franconie, où j’ai resté quelques jours, après le départ de Sa Majesté prussienne, je reprends le fil de mon journal.

Le roi de Prusse me dit à Baireuth, environ le 13 ou le 14 du mois passé, qu’il était bien content que le roi eût envoyé de l’argent à l’empereur, et qu’il était satisfait des explications données par M. le maréchal de Noailles, au sujet de l’électeur de Mayence. « Mais, ajouta-t-il, il résulte de toutes vos démarches secrètes que vous demandez la paix à tout le monde, et il se pourrait très-bien faire que votre cour eût fait des propositions contre moi, à Mayence, seulement pour entamer une négociation, et pour sonder le terrain.

— C’est donc ainsi, lui dis-je en riant, que vous en usez, vous autres rois, et c’est ainsi, probablement, que vous fîtes, au mois de mai, des propositions à la reine de Hongrie contre la France.

— Êtes-vous toujours dans cette idée ? me répondit-il je vous jure sur mon honneur que je n’ai jamais pensé à faire cette démarche. »

Il me répéta deux fois ces paroles, en me frappant sur l’épaule et vous sentez bien que, quand un roi jure deux fois sur son honneur, il n’y a rien à répliquer. Il m’ajouta : « Si j’avais fait la moindre offre à la reine de Hongrie, on l’eût acceptée à genoux ; et il n’y a pas longtemps que les Anglais m’ont offert la carte blanche, si je voulais envoyer seulement dix mille hommes à l’armée autrichienne. »

Ensuite il me dit qu’il allait voir à Anspach ce qu’on pourrait faire pour la cause commune, qu’il y attendait l’évêque de Wurtzbourg, et qu’il tâcherait de réunir les cercles de Souabe et de Franconie. Il promit, en partant, au margrave de Baireuth[1], son beau-frère, qu’il reviendrait chez lui avec de grands desseins et même de grands succès.

Ces succès se bornèrent à des promesses vagues du margrave d’Anspach de s’unir aux autres princes en faveur de l’empereur, quand Sa Majesté prussienne donnerait l’exemple. L’évêque de Wurtzbourg ne se trouva point à Anspach, et même n’envoya pas s’excuser. Le roi de Prusse alla voir l’armée de l’empereur, et n’entama rien d’essentiel avec le général Seckendorf.

Tandis qu’il faisait cette tournée, le margrave me parla beaucoup des affaires présentes. Il venait d’être déclaré feld-maréchal du cercle de Franconie. C’est un jeune prince plein de bonté et de courage, qui aime les Français et qui hait la maison d’Autriche. Il voyait assez que le roi de Prusse n’était point dans l’intention de rien risquer et d’envoyer une armée de neutralité vers la Bavière. Je pris la liberté de dire au margrave, en substance, que, s’il pouvait disposer de quelques troupes en Franconie, les joindre aux débris de l’armée impériale, obtenir du roi, son beau-frère, seulement dix mille hommes, je prévoyais, en ce cas, que la France pourrait lui donner en subside de quoi en lever encore dix mille, cet hiver, en Franconie, et que toute cette armée, sous le nom d’armée des cercles, pourrait arborer l’étendard de la liberté germanique, auquel d’autres princes auraient alors le courage de se rallier et que le roi de Prusse engagé pourrait encore aller plus loin.

Le margrave et son ministre approuvent ce projet, et l’approuvent avec chaleur, d’autant plus qu’il peut mettre ce prince en état de faire valoir plus d’une prétention dans l’empire. Mais il fallait gagner l’évêque de Wurtzbourg et de Bamberg, de qui la tête est, dit-on, très-affaiblie et le ministre du margrave me dit que, moyennant trente à quarante mille écus, on pourrait déterminer les ministres de cet évêque.

Le roi de Prusse, à son retour à Baireuth, ne parla pas de la moindre affaire à son beau-frère, et l’étonna beaucoup. Il l’étonna encore plus en paraissant vouloir retenir de force à Berlin le duc de Wurtemberg[2], sous prétexte que Mme la duchesse[3] de Wurtemberg, sa mère, voulait faire élever son fils à Vienne.

Irriter ainsi le duc de Wurtemberg, et désespérer sa mère, n’était pas le moyen d’acquérir du crédit dans le cercle de Souabe, et de réunir tant de princes. La duchesse de Wurtemberg, qui était à Baireuth pour s’aboucher avec le roi de Prusse, m’envoya chercher. Je la trouvai fondant en larmes. « Ah ! me dit-elle, le roi de Prusse veut-il être un tyran, et veut-il, pour prix de lui avoir confié mes enfants et donné deux régiments, me forcer à demander justice contre lui à toute la terre ? Je veux avoir mon fils ; je ne veux point qu’il aille à Vienne ; c’est dans ses États que je veux qu’il soit élevé auprès de moi. Le roi de Prusse me calomnie quand il dit que je veux mettre mon fils entre les mains des Autrichiens. Vous savez si j’aime la France, et si mon dessein n’est pas d’y aller passer le reste de mes jours, quand mon fils sera majeur. »

Enfin la querelle fut apaisée. Le roi de Prusse me dit qu’il ménagerait plus la mère, qu’il rendrait le fils si on le voulait absolument, mais qu’il se flattait que de lui-même le jeune prince aimerait à rester auprès de lui.

Sa Majesté prussienne partit ensuite pour Leipsick et pour Gotha, où il n’a rien déterminé.

Aujourd’hui vous savez quelles propositions il vous fait ; mais toutes ses conversations et celles d’un de ses ministres, qui me parle assez librement, me font voir évidemment qu’il ne se mettra jamais à découvert que quand il verra l’armée autrichienne et anglaise presque détruite.

Il faudrait du temps, de l’adresse, et beaucoup plus de vigueur que le margrave de Baireuth n’en a, pour faire réussir, cet hiver, le projet d’assembler une armée de neutralité.

Le roi de Prusse veut beaucoup de mal au roi d’Angleterre, mais il ne lui en fera que quand il y trouvera sécurité et profit. Il m’a toujours parlé de ce monarque avec un mépris mêlé de colère, mais il me parle toujours du roi de France avec une estime respectueuse[4] ; et j’ai de sa main des preuves par écrit que tout ce que je lui ai dit de Sa Majesté lui a fait beaucoup d’impression.

Je pars vers le 12 ; j’aurai l’honneur de vous rendre un compte beaucoup plus ample. Je me flatte que vous et monsieur le contrôleur général[5] permettrez que je prenne ici trois cents ducats pour acheter un carrosse et m’en retourner, ayant dépensé tout ce que j’avais pendant près de quatre mois de voyages.

  1. Frédéric-Guillaume, margrave de Brandebourg-Baireuth, né en 1711 ; marié, en 1731, à Frédérique-Sophie-Wilhelmine, sœur du grand Frédéric.
  2. Charles-Eugène, douzième duc de Wurtemberg, né en 1728 ; fils de Marie-Auguste de La Tour et Taxis. Il commença à régner en mars 1737, et il fut déclaré majeur au commencement de 1744. Il est question de ce prince et de son frère Louis-Eugène, dans une lettre du 25 octobre 1748, à d’Arnaud. Voltaire fut, plus tard, en relations suivies avec l’un et l’autre.
  3. Marie-Auguste de La Tour et Taxis, veuve en 1737, morte en 1756.
  4. Pas trop. Voyez le sixième alinéa de la lettre 1609, et le huitième de la lettre 1610.
  5. Orry.