Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1646

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Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 288-289).

1646. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Cirey en Félicité, ce 28 avril.

Je vous envoie, mes anges tutélaires, un énorme paquet, par la voie de M. de La Reynière[1]. Dans ce paquet vous trouverez le premier acte et le premier divertissement[2] qui doit faire bâiller le dauphin et madame la dauphine, mais qui pourra vous amuser, car il plaît à Mme du Châtelet, et vous êtes dignes de penser comme elle. Quand vous aurez tant fait que de lire ce premier acte, je vous prie de le cacheter, avec la lettre ci-jointe, pour M. le duc de Richelieu, et de faire mettre le tout à la poste ; mais la prière la plus essentielle que je vous fais, c’est de me faire des critiques. Vous pensez bien que j’en garde un exemplaire par devers moi, ainsi vous n’aurez seulement qu’à marquer sur un petit papier ce que vous désapprouverez. Il se pourra bien faire que vous receviez aussi, par la même poste, le divertissement du second acte on le copie actuellement, et il y a apparence que vous aurez encore ce petit fardeau.

J’ai mis aussi dans le paquet un cinquième acte de Pandore, avec une lettre pour l’abbé de Voisenon, qui demeure rue Culture ou Couture-Sainte-Catherine ; et je vous demande les mêmes bontés pour ce paquet que pour celui qui destiné à M. le duc de Richelieu. À l’égard de la pastorale, qui sert de divertissement au second acte de la fête dauphine, vous pouvez la garder M. de Richelieu en a déjà un exemplaire. Vous verrez, mes chers anges, que, si j’ai perdu mon temps à Cirey, ce n’est pas à ne rien faire ; aussi j’ai fait graver sur la porte de ma galerie :

Asile des beaux-arts, solitude où mon cœur
Est toujours occupé dans une paix profonde,
C’est vous qui donnez le bonheur
Que promettait en vain le monde[3].

Cela veut dire que votre amie est presque toujours dans la galerie.

Ne vous lassez point de moi, mes anges armez-vous de courage, car, dès que j’aurai fini l’ambigu du dauphin, je vous sers d’une fausse Prude[4], revue et corrigée, qu’il faudra bien que vous aimiez. Quoi ! faudra-t-il que l’opéra soit toujours fade, et la comédie toujours larmoyante ? et l’histoire un chaos de faits mal digérés, une gazette de marches et de contre-marches ? Je veux mettre ordre à tout cela avant de mourir. Les récompenses seront pour les autres, et le travail pour moi. Mais Cirey et votre amitié consolent de tout. Ce Cirey est un bijou, et n’a pas besoin de l’être : il n’a besoin que de vous posséder.

Je me mets toujours à l’ombre de vos ailes, et vous suis tendrement attaché, à vous, mes deux anges, et à M. de Pont-de-Veyle, quoiqu’il me mette moins sous ses ailes que vous. Valete.

  1. Voyez la lettre 1594.
  2. Le premier divertissement, et celui du second acte, n’ont pas été conservés. Un seul divertissement se trouve à la fin du troisième et dernier acte.
  3. Ce quatrain, gravé effectivement sur l’un des côtés de la porte cintrée de la galerie servant jadis de cabinet de physique à Voltaire, est au-dessous du distique latin imprimé dans les Poésies mêlees. Je pris copie exacte de ces vers, en 1821 et 1827. On lit demeuré, au lieu d’occupé, dans le second vers du quatrain, et promettrait, au lieu de promettait, dans le quatrième. (Cl.)
  4. Voyez tome IV, page 389.