Correspondance de Voltaire/1744/Lettre 1682

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Correspondance de Voltaire/1744
Correspondance : année 1744GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 328-329).

1682. — À M. NÉRICAULT DESTOUCHES[1].
Le 3 décembre.

J’ai toujours été, monsieur, au rang de vos amis ; mais, en vérité, je ne me croyais pas dans celui de vos créanciers. Le premier titre m’est si cher que je ne pense point du tout à l’autre. Il y a eu une étrange fatalité sur ces souscriptions de la Henriade. Les quinze qui avaient échappé à votre mémoire sont en sûreté, et je sais, il y a longtemps, que vous conduisez une affaire aussi bien qu’une pièce de théâtre ; mais il n’en alla pas de même de cent souscriptions[2] dont mon pauvre Thieriot me perdit l’argent, sans aucune ressource. Il m’a offert depuis, fort souvent, de me rembourser ; mais il serait ruiné, et moi, je serais bien indigne d’être homme de lettres si je n’aimais pas mieux perdre cent louis que de gêner mon ami. Jugez, monsieur, si, ayant remis à Thieriot cent louis qu’il me devait, j’aurai la mauvaise grâce de vous presser sur quinze louis que j’avais oubliés. J’aime mieux vos vers que votre argent, et j’attends avec bien plus d’impatience le recueil de vos ouvrages que les guinées dont vous me parlez. Je voudrais que le tourbillon de Paris pût me laisser assez de liberté pour aller philosopher avec vous dans votre retraite[3], et y jouir des charmes de votre amitié et de ceux de votre conversation ; mais, quand vous viendrez à Paris, n’oubliez pas de faire avertir votre ancien ami, et comptez que vous le trouverez toujours comme vous l’avez laissé, attaché à votre gloire et à votre personne. C’est avec ces sentiments que je serai toute ma vie, etc.

  1. Voyez son article tome XIV, page 64.
  2. Il n’est question que de quatre-vingts dans la lettre à d’Argental, du 18 janvier 1739, tome XXXV, page 124.
  3. Destouches s’était retiré dans une terre voisine de Melun, à Fortoiseau, où il mourut en 1754.