Correspondance de Voltaire/1745/Lettre 1778

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Correspondance de Voltaire/1745
Correspondance : année 1745GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 408-409).

1778. — À M. J.-J. ROUSSEAU.
Le 15 décembre.

Vous réunissez, monsieur, deux talents[1] qui ont toujours été séparés jusqu’à présent. Voilà déjà deux bonnes raisons pour moi de vous estimer et de chercher à vous aimer. Je suis fâché pour vous que vous employiez ces deux talents à un ouvrage qui n’en est pas trop digne. Il y a quelques mois que M. le duc de Richelieu m’ordonna absolument de faire en un clin d’œil une petite et mauvaise esquisse de quelques scènes insipides et tronquées qui devaient s’ajuster à des divertissements qui ne sont point faits pour elles. J’obéis avec la plus grande exactitude ; je lis très-vite et très-mal. J’envoyai ce misérable croquis à M. le duc de Richelieu, comptant qu’il ne servirait pas, ou que je le corrigerais. Heureusement, il est entre vos mains, vous en êtes le maître absolu j’ai perdu tout cela entièrement de vue. Je ne doute pas que vous n’ayez rectifié toutes les fautes échappées nécessairement dans une composition si rapide d’une simple esquisse ; que vous n’ayez rempli les vides et suppléé à tout.

Je me souviens qu’entre autres balourdises il n’est pas dit, dans ces scènes qui lient les divertissements, comment la princesse Grenadine passe tout d’un coup d’une prison dans un jardin ou dans un palais. Comme ce n’est point un magicien qui lui donne des fêtes, mais un seigneur espagnol, il me semble que rien ne doit se faire par enchantement. Je vous prie, monsieur, de vouloir bien revoir cet endroit, dont je n’ai qu’une idée confuse. Voyez s’il est nécessaire que la prison s’ouvre, et qu’on fasse passer notre princesse de cette prison dans un beau palais doré et verni, préparé pour elle. Je sais très-bien que cela est fort misérable, et qu’il est au-dessous d’un être pensant de se faire une affaire sérieuse de ces bagatelles ; mais enfin, puisqu’il s’agit de déplaire le moins qu’on pourra, il faut mettre le plus de raison qu’on peut, même dans un mauvais divertissement d’opéra.

Je me rapporte de tout à vous et à M. Ballot[2], et je compte avoir bientôt l’honneur de vous faire mes remerciements, et de vous assurer, monsieur, à quel point j’ai celui d’être, etc.

  1. Rousseau avait commencé, en 1712, un opera intitulé les Muses galantes, dont la musique était de lui.
  2. C’est lui que Voltaire appelait Ballot-l’imagination.