Correspondance de Voltaire/1747/Lettre 1871

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Correspondance de Voltaire/1747
Correspondance : année 1747GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 36 (p. 498-499).

1871. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.

Moi, être fâché contre vous ! Je ne peux l’être que contre moi, qui ne vois rien du tout de ce que vous voulez que je voie. Mais exigez-vous une foi aveugle ? Elle est impossible commencez par me convaincre.

Adine[1] me paraît intéressante autant que neuve, et huit vers seulement répandus à propos dans son rôle en augmenteront l’intérêt. Son voyage, son amour, sont fondés, et la curiosité me paraît excitée depuis le commencement jusqu’à la fin.

Darmin est lié tellement au sujet que c’est lui qui amène Adine, lui qui l’engage à parler, lui qui fait un contraste perpétuel, lui est soupçonné par Blanford de vouloir calomnier Dorfise, lui enfin à qui la mondaine est fidèle, tandis que la prude le trompe.

Mme Burlet est encore plus nécessaire, puisque c’est sur elle que roule l’intrigue, et que c’est elle qui est accusée d’aimer Adine ; et j’avoue qu’il est bien étrange qu’une chose aussi claire ne vous ait pas frappé. Tout ce qu’elle dit d’ailleurs me paraît écrit avec soin, et la morale me semble naître toujours de la gaieté. Si j’osais, je trouverais beaucoup d’art dans ce caractère.

La prude est une femme qui est encore plus faible que fourbe ; elle en est plus plaisante et moins odieuse. Je ne conçois pas comment vous trouvez qu’elle manque d’art elle n’en a que trop, en faisant accroire qu’elle doit épouser le chevalier, en mettant par là Blanford dans la nécessité de penser qu’on la calomnie.

Ce tour d’adresse doit nécessairement opérer sa justification dans l’esprit de Blanford ; et, quand elle sera partie avec le jeune homme dont elle se croit aimée, elle ne doit plus se soucier de rien.

Pouvez-vous trouver quelque obscurité dans une chose qu’elle explique si clairement ? Enfin je ne peux m’empêcher de voir précisément tout le contraire de ce que vous apercevez. Si les friponneries de la prude ne révoltent pas (ce qui est le grand point), je pense être sûr d’un très-grand succès. Tout le monde convient que la lecture tient l’auditeur en haleine, sans qu’il y ait un instant de langueur. J’espère que le théâtre y mettra toute la chaleur nécessaire, et qu’il y aura infiniment de comique, si la pièce est jouée.

Plaignez ma folie, mais ne vous y opposez pas, et ne dites pas, mon cher ange : « Curavimus Babylonem, et non est sanata : derelinquamus cam[2]. »

Mille tendres respects à l’autre ange.

  1. Personnage de la Prude, comédie.
  2. Jérémie, chap. LI, v. 9.