Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 1973

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 19-20).

1973. — DE FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Le 16 mai.

Voilà ce qui s’appelle écrire. J’aime votre franchise ; oui, votre critique m’instruit plus en deux lignes que ne feraient vingt pages de louanges.

Ces vers, que vous avez trouvés passables, sont ceux qui m’ont le moins coûté. Mais quand la pensée, la césure, et la rime, se trouvent en opposition, alors je fais de mauvais vers, et je ne suis pas heureux en corrections. Vous ne vous apercevez pas des difficultés qu’il me faut surmonter pour faire passablement quelques strophes. Une heureuse disposition de la nature, un génie facile et fécond, vous ont rendu poëte sans qu’il vous en ait rien coûté ; je rends justice à l’infériorité de mes talents ; je nage dans cet océan poétique avec des joncs et des vessies sous les bras. Je n’écris pas aussi bien que je pense ; mes idées sont souvent plus fortes que mes expressions, et, dans cet embarras, je fais le moins mal que je peux.

J’étudie à présent vos critiques et vos corrections, elles pourront m’empêcher de retomber dans mes fautes précédentes ; mais il en reste encore tant à éviter qu’il n’y a que vous seul qui puissiez me sauver de ces écueils. Sacrifiez-moi, je vous prie, ces deux mois que vous me promettez. Ne vous ennuyez point de m’instruire ; si l’extrême envie que j’ai d’apprendre, et de réussir dans une science qui de tout temps a fait ma passion, peut vous récompenser de vos peines, vous aurez lieu d’être satisfait.

J’aime les arts par la raison qu’en donne Cicéron[1]. Je ne m’élève point aux sciences, par la raison que les belles-lettres sont utiles en tout temps, et qu’avec toute l’algèbre du monde on n’est souvent qu’un sot lorsqu’on ne sait pas autre chose. Peut-être dans dix ans la société tirera-t-elle de l’avantage des courbes que des songe-creux d’algébristes auront carrées laborieusement. J’en félicite d’avance la postérité ; mais, à vous parler vrai, je ne vois dans tous ces calculs qu’une scientifique extravagance. Tout ce qui n’est ni utile ni agréable ne vaut rien. Quant aux choses utiles, elles sont toutes trouvées ; et, pour les agréables, j’espère que le bon goût n’y admettra point d’algèbre.

Je ne vous enverrai plus ni prose ni vers. Je vous compte ici au commencement de juillet, et j’ai tout un fatras poétique dont vous pourrez faire la dissection : cela vaut mieux que de critiquer Crébillon ou quelque autre, où certainement vous ne trouverez ni des fautes aussi grossières ni en aussi grand nombre que dans mes ouvrages.

Il n’y a que des chardons à cueillir sur les bords de la Neva, et point de lauriers. Ne vous imaginez point que j’aille là pour faire mon bonheur ; vous me trouverez ici, pacifique citoyen de Sans-Souci, menant la vie d’un particulier philosophe.

Si vous aimez à présent le bruit et l’éclat, je vous conseille de ne point venir ici ; mais si une vie douce et unie ne vous déplaît pas, venez, et remplissez vos promesses. Mandez-moi précisément le jour que vous partirez, et, si la marquise du Châtelet est une usurière, je compte de m’arranger avec elle pour vous emprunter à gages, et pour lui payer par jour quelque intérêt qu’il lui plaira pour son poëte, son bel esprit, son…, etc.

Adieu ; j’attends votre réponse.

Fédéric.

  1. Tusculanes, v, 36.