Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2011

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 61-62).

2011. — À M. L’ABBÉ DE VOISENON.
À Lunéville, le 4 septembre.

Mon cher abbé greluchon saura que Mme du Châtelet étant cette nuit à son secrétaire, selon sa louable coutume, a dit : Mais je sens quelque chose ! Ce quelque chose était une petite fille qui est venue au monde sur-le-champ. On l’a mise sur un in-quarto qui s’est trouvé là, et la mère est allée se coucher. Moi qui, dans les derniers temps de sa grossesse, ne savais que faire, je me suis mis à faire un enfant tout seul ; j’ai accouché en huit jours de Catilina. C’est une plaisanterie de la nature, qui a voulu que je fisse, en une semaine, ce que Crébillon avait été trente ans à faire. Je suis émerveillé des couches de Mme du Châtelet, et épouvanté des miennes.

Je ne sais si Mme du Châtelet m’imitera, si elle sera grosse encore ; mais, pour moi, dès que j’ai été délivré de Catilina, j’ai eu une nouvelle grossesse, et j’ai fait sur-le-champ Électre. Me voilà avec la charge de raccommodeur de moules, dans la maison de Crébillon.

Il y a vingt ans que je suis indigné de voir le plus beau sujet de l’antiquité avili par un misérable amour, par une partie carrée, et par des vers ostrogoths. L’injustice cruelle qu’on a faite à Cicéron ne m’a pas moins affligé. En un mot, j’ai cru que ma vocation m’appelait à venger Cicéron et Sophocle, Rome et la Grèce, des attentats d’un barbare. Et vous, que faites-vous ? Mille respects, je vous en prie, à Mme de Voisenon[1].

  1. Probablement la comtesse de Voisenon, belle-sœur de l’abbé. (B.)