Correspondance de Voltaire/1749/Lettre 2023

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Correspondance de Voltaire/1749
Correspondance : année 1749, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 70).
2023. — À MADAME DU BOCCAGE.
À Paris, ce 12 octobre.

J’arrive à Paris, madame ; l’excès de ma douleur et de ma mauvaise santé ne m’empêche pas de vous dire à quel point je suis sensible à vos bontés. Il est d’une âme aussi belle que la vôtre de regretter une femme telle que Mme  du Châtelet. Elle faisait, comme vous, la gloire de son sexe et de la France. Elle était en philosophie ce que vous êtes dans les belles-lettres ; et cette même personne, qui venait de traduire et d’éclaircir Newton, c’est-à-dire de faire ce que trois ou quatre hommes au plus, en France, auraient pu entreprendre, cultivait sans cesse, par la lecture des ouvrages de goût, cet esprit sublime que la nature lui avait donné. Hélas ! madame, il n’y avait pas quatre jours que j’avais relu votre tragédie avec elle. Nous avions lu ensemble votre Milton avec l’anglais. Vous la regretteriez bien davantage si vous aviez été témoin de cette lecture. Elle vous rendait bien justice ; vous n’aviez point de partisan plus sincère. Il a couru, après sa mort, quatre vers assez médiocres à sa louange. Des gens qui n’ont ni goût ni âme me les ont attribués[1]. Il faut être bien indigne de l’amitié, et avoir un cœur bien frivole, pour penser que, dans l’état horrible où je suis, mon esprit eût la malheureuse liberté de faire des vers pour elle ; mais ce qu’il y a d’affreux et de punissable, c’est que ce monstre nommé Roi en a fait contre sa mémoire.

Je ne vous connais, madame, qu’une tache dans votre vie : c’est d’avoir été louée par ce misérable, que la société devrait exterminer à frais communs. Faut-il qu’une telle horreur soit ajoutée à mon affliction ! Adieu, madame ; si je peux avoir quelque consolation sur la terre, ce sera de vous faire ma cour à Paris, et de vous dire à quel point je vous respecte et vous admire. Ce ne sont pas là les sentiments où l’on se borne quand on a l’honneur de vous connaître. Permettez mes compliments à M. du Boccage.

  1. Ce quatrain, qui commence par ce vers (voyez tome X, Poésies mêlées) :

    L’univers a perdu la sublime Émilie,


    est formellement attribué à Voltaire par Longchamp ; voyez ses Mémoires, etc., II. 251.