Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2062

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 103-104).

2062. — À MADEMOISELLE CLAIRON.
Janvier.

Vous avez dû recevoir, mademoiselle, un changement très-léger, mais qui est très-important. Je ne crois pas m’aveugler ; je vois que tous les véritables gens de lettres rendent justice à cet ouvrage, comme on la rend à vos talents. Ce n’est que par un examen continuel et sévère de moi-même, ce n’est que par une extrême docilité pour de sages conseils, que je parviens chaque jour à rendre la pièce moins indigne des charmes que vous lui prêtez.

Si vous aviez le quart de la docilité dont je fais gloire, vous ajouteriez des perfections bien singulières à celles dont vous ornez votre rôle. Vous vous diriez à vous-même quel effet prodigieux font les contrastes, les inflexions de voix, les passages du débit rapide à la déclamation douloureuse, les silences après la rapidité, l’abattement morne et s’exprimant d’une voix basse, après les éclats que donne l’espérance, ou qu’a fournis l’emportement. Vous auriez l’air abattu, consterné, les bras collés, la tête un peu baissée, la parole basse, sombre, entrecoupée. Quand Iphise vous dit :


                         Pammène nous conjure
De ne point approcher de sa retraite obscure ;
Il y va de ses jours…

Vous lui répondriez, non pas avec un ton ordinaire, mais avec tous ces symptômes du découragement, après un ah !… ’très-douloureux,


                 Ah ! … que m’avez-vous dit ?
Vous vous êtes trompée…

(Acte II, scène vii.)

En observant ces petits artifices de l’art, en parlant quelquefois sans déclamer, en nuançant ainsi les belles couleurs que vous jetez sur le personnage d’Électre, vous arriveriez à cette perfection à laquelle vous touchez, et qui doit être l’objet d’une âme noble et sensible. La mienne se sent faite pour vous admirer et pour vous conseiller ; mais, si vous voulez être parfaite, songez que personne ne l’a jamais été sans écouter des avis, et qu’on doit être docile à proportion de ses grands talents[1].

  1. Mlle  Clairon, en nous communiquant ces lettres, nous dit qu’elle s’honorait des leçons que M. de Voltaire lui avait données sur son art, bien loin d’en rougir ; tant il est vrai que la modestie est le partage des talents supérieurs, tandis que l’orgueil est si souvent celui des talents médiocres ! Ce sont toujours ceux qui ont le moins besoin d’avis et de conseils qui les reçoivent avec le plus de docilité. (K.)