Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2085

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 125-126).

2085. — À M. D’ARNAUD[1].
À Paris, le 19 mai.

Vous voilà donc, mon cher enfant,
Dans votre gloire de niquée[2],
Près du bel esprit triomphant
Par qui Minerve heureusement
Ainsi que Mars est invoquée,
Et que l’Autriche provoquée
Admire encore en enrageant !
Quant à notre muse attaquée
Par maint rimailleur indigent,
Dont la cervelle est détraquée,
Cette canaille assurément
Du public est peu remarquée.
Que le seul Frédéric le Grand
Tienne votre vue appliquée !
Si l’Envie est un peu piquée
Contre votre bonheur présent,
Laissons sa rage suffoquée,
Honteuse, impuissante, et moquée,
Se débattre inutilement.
Une belle est-elle choquée
Par le propos impertinent
De quelque vieille requinquée ?
Elle en rit, j’en dois faire autant.

Qu’importe, mon cher d’Arnaud, que ce soit ou Mouhy ou Fréron qui fasse la Bigarrure, le Réservoir, le Glaneur, et toutes les sottises que nous ne connaissons pas dans ce pays-ci ? Les Allemands et les Hollandais sont bien bons de lire ces fadaises. Voilà une plaisante façon de connaître notre nation. J’aimerais autant juger de l’Italie par la troupe italienne qui est à Paris.

Je voudrais pouvoir porter dans votre Parnasse royal la comédie de Mme Denis. C’est une terrible affaire que de faire huit cents lieues d’allée et de venue, à mon âge, avec les maladies dont je suis lutiné sans relâche. Un jeune homme comme vous peut tout faire gaiement pour les belles et pour les rois ;


Mais un vieillard fait pour souffrir,
Et tel que j’ai l’honneur de l’être,
Se cache, et ne saurait servir
Ni de maîtresse ni de maître.

Il n’y a au monde que Frédéric le Grand qui pût me faire entreprendre un tel voyage. Je quitterais pour lui mon ménage, mes affaires, Mme Denis ; et je viendrais, en bonnet de nuit, voir cette tête couverte de lauriers. Mais, mon cher enfant, j’ai bien plus besoin d’un médecin que d’un roi. Le roi de Sardaigne a envoyé chercher l’abbé Nollet par une espèce de maître d’hôtel qui lui donnait des indigestions sur la route ; il faudrait que le roi de Prusse m’envoyât un apothicaire.

Vous me faites quelque plaisir en me disant que mon cher Isaac[3] a des vapeurs ; je mettrais les miennes avec les siennes. On dit que M. Darget n’est pas encore consolé ; ma tristesse n’irait pas mal avec sa douleur. Je me remettrais à la physique avec M. de Maupertuis ; je cultiverais l’italien avec M. Algarotti ; je m’égayerais avec vous ; mais que ferais-je avec le roi ?


Hélas ! quelle étrange folie
D’aller au gourmet le plus fin
Présenter tristement la lie
Et les restes de mon vieux vin !
Un danseur avec des béquilles
Dans les bals se présente peu ;
La Pâris[4] veut des jeunes filles ;
Les vieilles sont au coin du feu ;
J´y suis, et j’en enrage. Adieu.

  1. D’Arnaud répondit à cette lettre le 31 du même mois. Voyez la lettre 2088.
  2. Voyez le huitième livre d´Amadis des Gaules, chap. xxiv. Mme de Sévigné a employé cette expression dans ses lettres des 11 juin, 20 et 30 juillet 1676 ; La Mésangère en donne l’explication dans son Dictionnaire des proverbes, troisième édition, page 426.
  3. Le marquis d’Argens.
  4. Célèbre abbesse, comme dit Rousseau,
    D’un monastère à Vénus consacré.
    (Note de Palissot.)