Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2143

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 194-195).
2143. — À MADAME DENIS.
À Potsdam, le 6 novembre.

On sait donc à Paris, ma chère enfant, que nous avons joué à Potsdam la Mort de César, que le prince Henri est bon acteur, n’a point d’accent, et est très-aimable, et qu’il y a ici du plaisir ? Tout cela est vrai ; … mais… les soupers du roi sont délicieux, on y parle raison, esprit, science ; la liberté y règne ; il est l’âme de tout cela ; point de mauvaise humeur, point de nuages, du moins point d’orages. Ma vie est libre et occupée ; mais… mais… opéras, comédies, carrousels, soupers à Sans-Souci, manœuvres de guerre, concerts, études, lectures ; mais… mais… la ville de Berlin, grande, bien mieux percée que Paris, palais, salles de spectacle, reines affables, princesses charmantes, filles d’honneur belles et bien faites, la maison de Mme  de Tyrconnell toujours pleine, et souvent trop ; … mais… mais…, ma chère enfant, le temps commence à se mettre à un beau froid.

Je suis en train de dire des mais, et je vous dirai : Mais il est impossible que je parte avant le 15 de décembre. Vous ne doutez pas que je ne brûle d’envie de vous voir, de vous embrasser, de vous parler. Ma rage de voir l’Italie n’approche pas des sentiments qui me rappellent à vous ; mais, mon enfant, accordez-moi encore un mois, demandez cette grâce pour moi à M. d’Argental : car je dis toujours au roi de Prusse que, quoique je sois son chambellan, je n’en appartiens pas moins à vous et à ce M. d’Argental. Mais est-il vrai que notre Isaac d’Argens est allé se confiner à Monaco avec sa femme, qui est grande virtuose ? Il y a là un petit grain de folie ou une grande dose de philosophie. Il ferait bien de venir ici augmenter notre colonie.

Maupertuis n’a pas les ressorts bien liants ; il prend mes dimensions durement avec son quart de cercle. On dit qu’il entre un peu d’envie dans ses problèmes. Il y a ici, en récompense, un homme trop gai : c’est La Mettrie. Ses idées sont un feu d’artifice toujours en fusées volantes. Ce fracas amuse un demi-quart d’heure, et fatigue mortellement à la longue. Il vient de faire, sans le savoir, un mauvais livre imprimé à Potsdam, dans lequel il proscrit la vertu et les remords, fait l’éloge des vices, invite son lecteur à tous les désordres, le tout sans mauvaise intention[1]. Il y a dans son ouvrage mille traits de feu, et pas une demi-page de raison ; ce sont des éclairs dans une nuit. Des gens sensés se sont avisés de lui remontrer l’énormité de sa morale. Il a été tout étonné ; il ne savait pas ce qu’il avait écrit ; il écrira demain le contraire, si on veut. Dieu me garde de le prendre pour mon médecin ! il me donnerait du sublimé corrosif au lieu de rhubarbe, très-innocemment, et puis se mettrait à rire. Cet étrange médecin est lecteur du roi ; et ce qu’il y a de bon, c’est qu’il lui lit à présent l’Histoire de l’Église. Il en passe des centaines de pages, et il y a des endroits où le monarque et le lecteur sont prêts à étouffer de rire.

Adieu, ma chère enfant ; on veut donc jouer à Paris Rome sauvée ? mais… mais… Adieu ; je vous embrasse de tout mon cœur.

  1. L’Homme machine, imprimé dès 1748, un volume in-12.