Correspondance de Voltaire/1750/Lettre 2152

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Correspondance de Voltaire/1750
Correspondance : année 1750, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 205-206).

2152. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
À Potsdam, le 28 novembre.

Mon cher ange, vous me rendez bien la justice de croire que j’attends avec quelque impatience le moment de vous revoir ; mais ni les chemins d’Allemagne, ni les bontés de Frédéric le Grand, ni le palais enchanté où ma chevalerie errante est retenue, ni mes ouvrages que je corrige tous les jours, ni l’aventure de d’Arnaud, ne me permettent de partir avant le 15 ou le 20 de décembre.

Croiriez-vous bien que votre chevalier de Mouhy s’est amusé à écrire quelquefois des sottises contre moi, dans un petit écrit intitulé la Bigarrure[1] ? Je vous l’avais dit, et vous n’avez pas voulu le croire ; rien n’est plus vrai ni si public. Il n’y a aucun de ces animaux-là qui n’écrivît quelques pauvretés contre son ami, pour gagner un écu, et point de libraire qui n’en imprimât autant contre son propre frère. On ne fait pas assurément d’attention à la Bigarrure du chevalier de Mouhy ; mais vous m’avouerez qu’il est fort plaisant que ce Mouhy me joue de ces tours-là. Il vient de m’écrire une longue lettre, et il se flatte que je le placerai à la cour de Berlin. Je veux ignorer ses petites impertinences, qu’on ne peut attribuer qu’à de la folie ; il ne faut pas se fâcher contre ceux qui ne peuvent pas nuire. J’ai mandé à ma nièce qu’elle fît réponse pour moi, et qu’elle l’assurât de tous mes sentiments pour lui et pour la chevalière.

Votre Aménophis est de Linant ; c’est l’Artaxerce de Metastasio. Ce pauvre diable a été sifflé de son vivant et après sa mort[2]. Les sifflets et la faim l’avaient fait périr ; digne sort d’un auteur. Cependant vos badauds ne cessent de battre des mains à des pièces qui ne valent guère mieux que les siennes. Ma foi, mon cher ange, j’ai fort bien fait de quitter ce beau pays-là, et de jouir du repos auprès d’un héros, à l’abri de la canaille qui me persécutait, des graves pédants qui ne me défendaient pas, des dévots qui, tôt ou tard, m’auraient joué un mauvais tour, et de l’envie, qui ne cesse de sucer le sang que quand on n’en a plus. La nature a fait Frédéric le Grand pour moi. Il faudra que le diable s’en mêle, si les dernières années de ma vie ne sont pas heureuses auprès d’un prince qui pense en tout comme moi, et qui daigne m’aimer autant qu’un roi en est capable. On croit que je suis dans une cour, et je suis dans une retraite philosophique ; mais vous me manquez, mes chers anges. Je me suis arraché la moitié du cœur pour mettre l’autre en sûreté, et j’ai toujours mon grand chagrin dont nous parlerons à mon retour. En attendant, je joins ici, pour vous amuser, une page d’une épître[3] que j’ai corrigée. Il me semble que vous y êtes pour quelque chose ; il s’agit de la vertu et de l’amitié. Dites-moi si l’allemand a gâté mon français, et si je me suis rouillé comme Rousseau. N’allez pas croire que j’apprenne sérieusement la langue tudesque ; je me borne prudemment à savoir ce qu’il en faut pour parler à mes gens, à mes chevaux. Je ne suis pas d’un âge à entrer dans toutes les délicatesses de cette langue si douce et si harmonieuse ; mais il faut savoir se faire entendre d’un postillon. Je vous promets de dire des douceurs à ceux qui me mèneront vers mes chers anges. Je me flatte que Mme  d’Argental, M. de Pont-de-Veyle, M. de Choiseul, M. l’abbé de Chauvelin, auront toujours pour moi les mêmes bontés ; et qui sait si un jour… car… Adieu ; je vous embrasse tendrement. Si vous m’écrivez, envoyez votre lettre à ma nièce. Je baise vos ailes de bien loin.

  1. Voyez la note, tome XXIV, page 184.
  2. La tragédie d’Aménophis, qu’on venait de représenter à Paris sans succès, est de Saurin. Voltaire, qui avait donné autrefois à Linant, pour sujet de tragédie, Ramessès, roi d’Egypte (voyez tome XXXIII, page 369), a pu supposer que Linant avait substitué le nom d’un roi d’Égypte à un autre. Linant était mort en 1749 ; voyez tome XXXIII, page 243.
  3. Je crois qu’il s’agit de l’Épitre à un ministre d’État sur l’encouragement des arts (voyez tome X, année 1740), à laquelle Voltaire fit, entre 1748 et 1751, une page de corrections. (B.)